ZA/UM. Un collectif d’artistes, d’écrivains, de poètes, de musiciens et désormais studio de développement depuis 2016. « Un mouvement culturel fantastiquement infructueux » dans les années 2000, selon son co-fondateur Robert Kurvitz. En tant que nom de studio, c’est audacieux. Ça fait presque peur quand on le voit couché sur le papier. Mais pour Kurvitz « cette barre oblique a l’air super cool. On dirait le nom technique d’un objet qui existe bel et bien et qui pèse huit tonnes ». Avec le mot russe zaum qui signifie « au-delà de l’esprit », « ça a l’air culturel. Comme si ce n’était pas risible », déclare-t-il à Alex Wiltshire lors d’un entretien pour GamesRadar.
Une idée saugrenue née d’une soirée arrosée à Tallinn en 2005. Aleksander Rostov et Robert Kurvitz se rencontrent grâce à leur passion commune pour Donjons et Dragons. C’est d’ailleurs grâce aux limites du célèbre jeu de rôle que Kurvitz va délaisser les clichés de la fantasy pour créer son propre univers : du steampunk dans un contexte proche de la Révolution française. Un hobby qui deviendra l’œuvre de sa vie. « Nous traînions dans la misère et la pauvreté la plus totale », continue Kurvitz, qui chantait à l’époque dans un groupe de rock progressif appelé Ultramelanhool. Il rencontre durant cette période Kaur Kender, un auteur dont les romans battent des records de vente en Estonie – tout en étant controversés du fait de leur cynisme et leur violence. « Une fois que nous avons eu Kaur à bord, tout a vraiment commencé à s’améliorer parce que Kaur a ce super pouvoir qui est très important dans le capitalisme. Il comprend l’argent », raconte Kurvitz. « C’est aussi un très bon écrivain, ce qui arrive rarement ensemble. »
Mais la vie n’est pas toujours tendre avec les audacieux. Avec l’aide de Kender, Kurvitz autopublie un roman en 2013 nommé Sacred And Terrible Air (Püha ja õudne lõhn de son titre estonien). Il y raconte l’histoire de trois hommes à la recherche de leurs camarades de classe, étrangement disparus vingt ans auparavant. Les prémices de l’univers que l’on retrouvera plus tard dans Disco Elysium. Bien accueilli par la critique, la théoricienne littéraire Johanna Ross en dira même qu’il est un des rares livres réussissant à lier la science-fiction et la « littérature proprement dite ». Mais les ventes, elles, ne sont pas au rendez-vous : seulement quelques 1000 exemplaires trouvent preneur.Un coup dur pour son auteur, qui cherche le réconfort dans l’alcool et s’enlise dans la déprime.
Une odeur sainte et sinistre, support pour la création de l’univers de Disco Elysium
C’est alors que Kender – qui a surmonté son propre alcoolisme quelques années plus tôt grâce à l’aide de Kurvitz – décide de voler à sa rescousse et lui soumet l’idée de faire un jeu vidéo. « Arrête d’écrire des livres ! Personne ne lit de livres ! Tu devrais te lancer dans les jeux vidéo » lui ont suggéré ses enfants. Après tout, pourquoi ne pas faire de cet univers si riche un jeu vidéo ? Ainsi naît la genèse de Disco Elysium. Sceptique mais intrigué, Kurvitz visualise le ghetto de Revachol depuis les hauteurs, et imagine un jeu isométrique. Il file chez Rostov et lui dit entre quatre yeux : « Mon ami, nous avons échoué dans tellement de domaines. Échouons aussi dans la création d’un jeu vidéo ».
Séduit, Rostov saute sur l’idée et pousse Kurvitz à rédiger un résumé de ce que Disco Elysium deviendra au cours des quatre prochaines années :
D&Drencontre la série policière des années 70, dans un cadre original « réaliste fantastique », avec des épées, des fusils et des voitures. Réalisé comme un CRPG isométrique — une avancée moderne sur les légendaires Planescape : Torment et Baldur’s Gate. Une histoire gigantesque et réactive. L’exploration d’un vaste ghetto frappé par la pauvreté. Des combats profonds et stratégiques.
La vision est claire, le défi est de taille. Le collectif travaille dans un squat situé dans une ancienne galerie de la vieille ville de Tallinn. Il a l’avantage d’être vaste, bon marché et proche de l’endroit où vit le producteur. Mais on reste très loin du grand luxe : « Le premier entretien d’embauche que nous avons passé s’est déroulé dans le grenier, littéralement à côté d’un tas de merde de pigeon ». Et l’autre problème, d’une taille autrement plus grande se pose rapidement : dans la capitale estonienne, les développeurs ne courent pas les rues. Le seul studio existant planche déjà sur la création de jeux mobiles.
Une absence qui se justifie par le contexte historique de l’industrie dans le pays, comme l‘explique l’une des auteures principales de ZA/UM,Helen Hindpere, à Tom Regan dans une interview pour Fandom : « Final Fantasy VII a rappelé la pauvreté de l’Europe de l’Est. À l’époque, seuls quelques riches pouvaient s’offrir une console de jeu – cela signifiait dépenser de l’argent pour un appareil destiné uniquement au divertissement. C’était considéré comme un luxe. Les enfants de l’époque n’avaient accès aux jeux vidéo que lorsque les parents ramenaient un ordinateur personnel à la maison pour des raisons professionnelles. On se serrait devant ces écrans pour jouer à Fallout et Planescape Torment. Je pense que c’est la raison secrète pour laquelle l’Europe de l’Est est toujours aussi amoureuse des cRPG. »
Le collectif n’a donc pas accès à l’expertise de développeurs pour les épauler sur l’aspect technique. D’autant plus que nos compères n’ont aucune connaissance sur le sujet, et que leur ambition est grande. « J’avais l’impression que cela dépassait complètement nos capacités, tout ce que nous pouvions faire financièrement, et même intellectuellement »raconte Kurvitz. « Nous avons commencé avec un million d’idées et aucune expérience », rajoute Helen Hindpere. « La plupart d’entre nous n’avaient aucune expérience en matière de conception de jeux, nous n’étions donc absolument pas préparés à relever le défi de créer un jeu jouable. »
La solution viendra d’elle-même, lorsque Kurvitz s’envole pour le Royaume-Uni. Son voyage, prévu initialement pour rencontrer le groupe British Sea Power et négocier une bande-son, lui ouvrira finalement de nouvelles perspectives. Le pays regorge de développeurs et d’opportunités. C’est décidé, c’est là qu’ils habiteront pour réaliser Disco Elysium ! Kurvitz emménage à Brighton, tandis que Kender installe les bureaux à Londres. Néanmoins, le studio se voit vite limité par sa trésorerie. Kender vend alors sa Ferrari « triste et pathétique », qui appartenait autrefois à Dolph Lundgren. « Il l’a achetée parce qu’il imaginait comment il la conduirait à Cannes, mais ils ne lui ont jamais donné de prix, alors il l’a vendue. Et finalement, elle a aidé à créer Disco Elysium ».
Le méchant de Rocky IV, content de savoir que c’est en partie grâce à lui que Disco Elysium existe.
Mais l’argent gagné ne suffit pas à remplir les caisses, les coûts pour le développement d’un jeu étant élevés. L’équipe parvient alors à convaincre divers contacts et amis d’investir dans leur jeu. À partir de là, les choses s’emballent avec la participation de Mikee W. Goodman– le chanteur du groupe SikTh – au doublage. Une aubaine pour le studio, soulagé de ne pas engager de doubleur en provenance de l’Europe de l’Est comme l’explique Kurvitz : « Les accents sont horribles ! On ne peut pas faire une voix occidentale normale, alors on est pris au piège. » L’équipe réussit à s’entourer de développeurs, mais l’aspect créatif reste estonien. Si la ville en ruine et les personnages compromis de Disco Elysium ne dépeignent pas l’histoire de l’Estonie, ils la reflètent malgré tout. « Notre génération est très marquée par l’effondrement de l’Union soviétique, par les années 90 à Tallinn et en Estonie, une époque épouvantable », explique Rostov.
En voulant créer un jeu hors du commun, les problématiques, elles aussi, s’imposent comme singulières. Selon la volonté de Kurvitz, qui souhaite que Disco Elysium reflète notre monde, le système de compétence incarne la complexité de la psyché humaine. Une tâche ardue, d’autant plus que de telles interactions avec l’intellect, l’addiction ou encore l’empathie doivent être le plus fluide et naturel possible. « C’était infernal de comprendre les structures logiques qui doivent entrer dans un système de compétences parlantes, comment elles s’imbriquent et à quoi ça ressemble de l’intérieur. » raconte Kurvitz.
Surtout que le jeu cherche à se démarquer des autres RPG, qui ont la fâcheuse tendance à balancer des tonnes de textes d’exposition pour étaler leur univers. « Nous voulions que l’on ne remarque pas que l’on est en train de lire. C’est l’élément le plus important pour rendre les livres amusants. La lecture n’est agréable que lorsque vous oubliez que vous lisez, car la lecture n’est pas amusante. Personne n’a envie de lire, putain. » Un travail considéré comme « le plus difficile de la planète à l’heure actuelle » par Kurvitz, en raison de la densité de texte et des alternatives possibles à chaque choix. Le tout devant conserver une cohérence totale, trame policière oblige. Et au vu du résultat, difficile de lui donner tort.
Mais l’histoire ne se termine pas là pour ZA/UM. Lors de sa sortie sur PC en octobre 2019, Disco Elysium connaît un succès critique et commercial, au point d’être en tête des ventes Steam à sa sortie, devant Destiny 2 fraîchement débarqué sur la plateforme de Valve et PUBG, alorsau top de sa forme. Jeuxvideo.com le qualifie d’« incontournable dans la niche dans laquelle il évolue », Gamekult de « jeu de rôle exceptionnel » et CanardPC estime qu’il « respire la maîtrise et enfonce absolument tout ce que le jeu de rôle occidental a produit depuis vingt ans ». Il gagne au passage 4 games awards, dont celui du meilleur scénario et du meilleur RPG. Bref, vous l’aurez compris, tout le monde se met d’accord pour dire que le jeu est une réussite. Le principal défaut pointé – justifié par le manque du moyen du studio, mais néanmoins problématique pour certains – provient de l’absence de traduction. La barrière de la langue est forte pour les anglophobes, la faute à un langage soutenu. Dans un CRPG, donc un jeu principalement textuel, ça pique.
Alors le studio se met au travail. Quelques semaines après la sortie du jeu, ZA/UM annonce un portage sur consoles et une traduction dans six langues pour 2020. Le studio se fait néanmoins discret pendant cette année, accusant probablement le coup comme nous tous de la pandémie mondiale. La fin d’année va toutefois apporter une énorme surprise pour les fans. En effet, c’est lors des Games Awards 2020 que la nouvelle tombe : ZA/UM bosse sur une mouture améliorée de Disco Elysium. Prévue sur PC, PS5, PS4 et Stadia, puis cet été sur Xbox Series et Switch, cette version définitive propose tout un tas d’améliorations, en plus de nouveaux dialogues, de nouvelles zones, et surtout d’un doublage intégral.
« Je dirais qu’une grande partie de ce que nous ajoutons avec The Final Cut semblait être un luxe ambitieux au moment de la sortie du jeu. Nous ne pourrions pas être plus heureux qu’un peu plus d’un an plus tard et avec plus d’un million d’exemplaires vendus, ces luxes fassent partie du jeu. Ils ont tellement changé la façon de jouer à Disco Elysium qu’ils semblent désormais essentiels. Je ne pourrais pas m’imaginer m’asseoir avec une manette et ne pas utiliser la VO par exemple, c’est tout simplement trop amusant d’entendre vos compétences se disputer à voix haute » déclare Kurvitz à Shubhankar Parijat, dans un échange pour gamingbolt. « Oui, doubler un million de mots a été un exploit herculéen, surtout en cette année où la plupart de nos travaux ont été faits en télétravail. » Avec l’aide de trois directeurs VO et l’appui du studio, Kurvitz est fier du travail abattu. « C’est incroyable à quel point les dialogues sont plus vivants avec une VO complète. »
Et l’ajout des nouvelles quêtes n’est pas anodin non plus. « Les quêtes politiques sont exactement ce type de contenu de luxe qu’il est facile de couper si vous voulez passer pour un concepteur sain d’esprit et digne de confiance pour vos producteurs. Les quatre quêtes sont mutuellement exclusives, ce qui signifie que les joueurs n’en verront qu’un quart au cours d’une seule partie. Et ce sont des quêtes coûteuses – il y a de nouveaux personnages et des animations complexes, et l’une des quêtes vous emmène même dans un lieu secret complètement nouveau. C’est très excitant pour le joueur, mais cela va totalement à l’encontre de la logique du marché lorsque vous vous battez pour sortir vos débuts. Donc oui, ça n’avait aucun sens de créer du contenu que la plupart des joueurs vont manquer juste pour montrer que nous sommes capables de le faire. Nous n’étions pas encore dans notre phase Witcher 2 (Witcher 2 a deux zones de milieu de jeu différentes qui s’excluent mutuellement, ndlr) ».
Un ajout qui va même amener l’Australian Government’s Classification Board a refuser Disco Elysium, empêchant donc sa vente sur le territoire australien. L’organisme de classification considère que le jeu ne respecte pas les normes communautaires généralement acceptées et a été décrit comme « dépeignant, exprimant ou traitant d’une autre manière des questions de sexe, de toxicomanie, de crime, de cruauté, de violence ou de phénomènes révoltants ou odieux de telle manière qu’ils contreviennent aux normes de moralité, de décence et de convenance généralement acceptées par les adultes raisonnables ». Une description dépeignant à la perfection la version originale du jeu, cependant disponible sur Steam en Australie. Un bug dans la matrice, probablement.
Mais ZA/UM ne compte pas s’arrêter là, et a de la suite dans les idées. « L’avenir nous réserve davantage d’Elysium – nous avons passé des années à concevoir ce monde et nous ne sommes pas encore prêts à le quitter. La Martinaise n’est qu’une tranche de Revachol – et Revachol une capitale parmi tant d’autres. Qui sait où l’avenir nous mènera ? » Toujours plus à Revachol, on l’espère. À l’heure actuelle, la seule production en cours concerne une série télé. Et oui, l’univers de Disco Elysium fait son chemin vers les petits écrans ! Produite par dj2 Entertainment, la société derrière Sonic le Film, les informations concernant cette future série sont encore minces. Mais il ne fait aucun doute que ZA/UM reviendra avec de nouveaux projets.
Voilà, vous savez désormais tout concernant ZA/UM, ce studio à l’histoire rocambolesque. Mais, savez-vous vraiment tout ce qu’il y a à savoir sur Disco Elysium ? Le jeu est vaste, et riche en concepts. Et pour commencer à l’examiner sous le bon angle, nous nous pencherons dans un prochain article sur son intention et son discours politique.