Les God of War sont des jeux cultes. Ils ont marqué l’industrie de leur empreinte, et peu de jeux peuvent se targuer de proposer un spectacle similaire. Mais le problème, c’est qu’à force de tirer sur la corde, ça finit par casser. Et sept jeux en six ans, ça fait beaucoup. Du coup, Ascension n’obtient pas le succès escompté. Il est pas mauvais, loin de la. Mais demandez à n’importe quel fan, il vous répondra que c’est le moins bon de la saga. À ce moment-là en 2013, on trouve de plus en plus d’articles qui parlent de la déchéance de Kratos. Il fait plus rêver, tout le monde ou presque est d’accord pour dire qu’il ferait mieux de prendre sa retraite. Sauf qu’à ce moment-là, personne n’avait imaginé ça. Mais pour en arriver là, il a fallu braver bien des épreuves. Laissez-moi vous raconter la transformation la plus improbable de l’histoire du jeu vidéo.
Mais avant, petit voyage dans le temps. God of War 2 sort en 2007 et tout comme le premier, c’est un énorme succès. Tout le monde est content, il se vend par palettes, vous connaissez la chanson. Forcément, ça repart pour un troisième épisode avec le même directeur, Cory Barlog. Sauf qu’après seulement 8 mois de développement, Cory Barlog décide de quitter le studio. Non pas qu’il l’aime pas, mais dans la vie, il y a parfois des virages qu’on est obligés de prendre. Des opportunités uniques au point où on se dit : si je la loupe, je le regretterais toute ma vie. Et c’est exactement ce qui est arrivé à Cory Barlog.
Mad Max Fury Road est un bijou de cinéma. À la réalisation, on retrouve le même que celui des opus sortis il y a 30 ans, Georges Miller. Et Georges se dit que ça serait pas mal d’avoir un jeu pour accompagner la sortie de son film. La rumeur se répand comme une trainée de poudre, et elle finit par arriver aux oreilles de Barlog. En tant que fan du monsieur, il fonce le rencontrer avec un exemplaire de God of War II sous le bras. Il lui montre le jeu, et finit par le convaincre qu’ils sont sur la même longueur d’onde. Et bingo, c’est lui qui est choisi pour créer ce nouveau jeu Mad Max. Alors il quitte Santa Monica Studio pour des contrées plus désertiques.
Sauf que dans la vie, ça se passe rarement comme prévu. Et ce fameux jeu Mad Max, qui serait une grande aventure avec des flingues, des courses de voiture et du sable à perte de vue, il finit par être annulé. Là, vous pensez peut-être au jeu développé par Avalanche Studio sorti en 2015. Mais non, Barlog n’a jamais bossé dessus. Sauf qu’un projet annulé n’est pas synonyme de temps perdu, comme le dit Barlog lui-même :
J’ai pu affiner ma compréhension de l’écriture et de la dramaturgie avec George Miller - ce fou qui a réalisé la franchise Mad Max. Pendant les années où j’ai travaillé avec lui, je pense en avoir appris plus sur l’histoire et le développement des personnages qu’avec dix diplômes supérieurs.
Après ce projet annulé, Barlog va bosser quelque temps pour LucasArt, mais il va surtout rejoindre Crystal Dynamics en 2012 pour bosser sur le reboot de Tomb Raider. Son rôle, c’est de superviser les cinématiques. Et c’est à ce moment qu’il a une idée géniale : il aimerait que le jeu soit un immense plan séquence. Sauf que personne n’est emballé : ça paraît inutilement complexe, le budget s’envolerait pour quelque chose de superflu. L’idée est donc laissée de côté, et le jeu aboutit au résultat qu’on connaît aujourd’hui. Une fois le jeu sorti, Crystal Dynamics lui propose de bosser sur la suite. Mais entre temps, Barlog a discuté avec Santa Monica Studio, qui aimerait créer un God of War totalement nouveau.
Parce que pendant ce temps, le studio vit une traversée du désert. Ascension est une déception, et Kratos semble avoir fait son temps. Le public s’est lassé du spartiate énervé. C’est compliqué pour les équipes, car God of War est leur licence phare. Ils se disent alors qu’un reboot de la licence est le choix le plus judicieux. À ce moment-là, le studio bosse sur deux jeux en parallèle : le reboot de God of War donc, et un shooter qui se déroulerait dans un univers futuriste : Internal 7. Un jeu hyper ambitieux, un monde ouvert avec le scénariste de Battlestar Galactica à l’écriture. Mais encore une fois, tout ne va pas se passer comme prévu, et le projet finit par être annulé.
Maintenant, tout repose sur ce nouveau God of War. Après l’échec d’Ascension, l’annulation d’Internal 7 et les licenciements qui en découlent, la pression est énorme. C’est sans doute leur dernière chance de remonter la pente. Mais même Sony manque de confiance dans le projet. Le fantôme de Sparte peut-il encore faire rêver à une époque où le jeu vidéo murit et ne cherche plus à simplement proposer de l’action brutale ? Et surtout, comment donner une seconde jeunesse à une licence qui n’a fait que répéter les mêmes schémas depuis le premier ?
La série God of War pourrait se résumer en trois points : mythologie, Kratos et violence. Pour la mythologie, celle des premiers jeux est arrivée en bout de course parce que Kratos a tout détruit. Il est évident qu’il doit donc aller ailleurs. Barlog explique dans une conférence que les différentes mythologies sont comme des galaxies dans l’univers : elles font partie d’un tout commun, avec des mondes différents. Avec cette idée, Kratos peut donc voyager de mythologie en mythologie. Même si le jeu n’explique pas ouvertement la procédure utilisée pour voyager entre la mythologie grecque et la mythologie nordique, il distille ici et là quelques indices. Différentes théories existent, étayées par des éléments du jeu ou par les romans officiels écrits par le père de Cory Barlog. D’ailleurs, Kratos devait initialement aller dans la mythologie égyptienne. Une bonne moitié de l’équipe y voyait beaucoup de potentiel, mais Barlog a finalement décidé que la mythologie nordique était plus intéressante, et ce pour une raison bien précise :
La mythologie égyptienne repose sur les pharaons en tant qu’incarnation des dieux sur Terre, et il y a beaucoup plus de choses sur la civilisation – c’est moins isolé, moins stérile. Je pense qu’à ce moment-là, nous voulions vraiment nous concentrer sur Kratos. Avoir trop de choses autour nous aurait détourné de ce thème central d’un étranger dans un pays étrange.
Aussi parce que la mythologie nordique possède un rythme bien particulier : elle mélange constamment le drame et l’humour. En s’imprégnant de cette narration, le jeu va pouvoir osciller entre les moments dramatiques et les passages plus légers. Le but est bien sûr d’aller plus loin que ce que tout le monde connaît et ne pas s’arrêter à Thor, Loki et Odin. Pour capturer l’atmosphère nordique et trouver l’inspiration, une équipe de chercheurs et de programmeurs partent en Islande. De son côté, l’équipe de scénaristes va lire l’Edda de Snorri, un classique de la littérature islandaise qui présente la mythologie nordique. Et pour être à fond dans le thème, les musiques sont elles aussi écrites en islandais.
Mais le plus gros changement, ça doit être Kratos. Pour réinventer God of War, il faut commencer par réinventer Kratos. Sauf que l’équipe est pas convaincue à l’idée de le garder comme personnage principal. Il faut donc totalement réimaginer le personnage. Dans les jeux précédents, Kratos a montré en de rares occasions qu’il était aussi humain et c’est là qu’il faut creuser pour lui donner une autre dimension. Il faut qu’il soit plus âgé, plus réfléchi, et plus seulement basé sur la colère. En fait, faudrait le voir comme une sorte de Bruce Banner et Hulk. Un mec plutôt calme, mais qui garde en lui une sorte de monstre, prêt à sortir dès que ça chauffe un peu. L’idée, c’est que Kratos redevienne père, mais pas comme celui qu’il était dans les premiers jeux, c’est-à-dire celui qui tue sa propre famille. Dans cette nouvelle aventure, Kratos doit être un mentor pour son enfant.
Et justement, parlons-en de son enfant. Au début, l’idée paraît cool pour le scénario parce que ça permettrait justement à Kratos de montrer ses sentiments. Avoir à protéger un enfant et l’élever, tout ça en faisant un voyage initiatique, c’est effectivement une excellente façon de développer le personnage. Par contre, la question du gameplay se pose rapidement. Le studio n’ayant jamais développé d’IA d’acolyte, c’est une véritable plongée vers l’inconnu. Et ça a été un vrai problème, au point même où il a failli être supprimé du jeu.
Une fois que tout le monde est mis d’accord sur ce nouveau duo, il faut trouver les acteurs qui vont bien pour la motion capture. Et là encore, c’est pas une mince affaire parce qu’elle a énormément changé. La performance capture devient petit à petit le nouveau standard. Il ne s’agit donc plus de simplement enregistrer les mouvements d’un acteur et les améliorer avec le travail des animateurs, mais bien d’enregistrer les mouvements, les expressions faciales et la voix d’une seule et même personne. C’est d’ailleurs pour ça que le précédent acteur qui doublait Kratos, TC Carson, n’a pas été rappelé. Il faut trouver un vrai enfant pour jouer Atreus, et une vraie montagne de muscle pour jouer Kratos.
Le premier acteur à être trouvé, c’est celui d’Atreus, Sunny Suljic. Au moment du tournage, il a environ 8 ans et sa carrière jusque là est plutôt mince, même s’il côtoie des stars comme Nicole Kidman ou Colin Farell dans le film Mise à mort du cerf sacré. En même temps, en étant né en 2005, difficile d’avoir une filmographie longue comme le bras. Quoiqu’il en soit, il se donne à fond dans le rôle d’Atreus, malgré les thèmes assez matures du jeu et la complexité d’avoir un bon jeu d’acteur avec la motion capture. Mais pour Kratos, c’est une autre histoire. Alors, qui pourrait bien l’incarner? Il faudrait que ce soit quelqu’un de très costaud, de très grand et qui de préférence est bon acteur. Selon Barlog, Christopher Judge serait parfait pour le rôle, mais il est convaincu qu’il ne sera pas intéressé. Et il ne s’est pas entièrement trompé, puisqu’il était initialement peu réceptif à l’idée de doubler un personnage de jeu vidéo. Mais en lisant le script, il fut sous le choc et s’est rendu compte de la maturité de l’écriture.
Le jeu vidéo a muri, mais ceux qui ne jouent pas ne s’en rendent pas forcément compte, et à mon avis, beaucoup d’acteurs pensent qu’incarner un rôle dans un jeu, c’est un peu comme doubler Mario, c’est pas très intéressant. Mais l’écriture et la profondeur des thématiques l’ont fait changer d’avis, et heureusement car sa performance est excellente dans le jeu. Pour l’anecdote, ça n’a pas été le seul à être pris au dépourvu, puisque l’actrice qui incarne Freya croyait auditionner pour Game of Thrones. Pour les mouvements en combats, c’est le cascadeur Eric Jacobus qui enfile la combinaison de motion capture.
Selon moi, le casting de God of War est parfait. C’est en grande partie grâce à lui qu’on s’attache autant aux personnages. Le talent des scénaristes y est évidemment pour quelque chose, tant la subtilité et la tonne de nuances dans l’écriture permettent à n’importe quel parent de s’identifier à Kratos ou à Freya. Mais l’attachement qu’on développe pour eux ne vient pas seulement de là. Les acteurs possèdent une alchimie entre eux qui rend les dialogues très naturels, une alchimie que l’on constate aisément pendant les séances de motion capture ou de doublages. Mais le plus important, ça reste la justesse des jeux d’acteurs. À n’importe quel moment du jeu, chaque personnage est crédible, compréhensible. Et ça, on le doit aux acteurs qui ont été chercher au plus profond d’eux même des sentiments qu’ils ne voulaient pas forcément déterrer. Ils ont trouvé dans ces personnages des caisses de résonance qui leur rappelle leurs propres vies et les renvoient à leurs propres conflits internes.
À côté de ça, il faut aussi réfléchir à quoi va ressembler le jeu. Les premiers God of War sont des beat’em all avec des caméras fixes, concentrés sur les combats, les phases de plateformes et les énigmes. En game design, on appelle ça des core pillars, des outils qui servent à guider les équipes pendant la production. En fait, ce sont les caractéristiques qui formeront le cœur du jeu, ou bien les émotions que les développeurs cherchent à transmettre. Par exemple, pour The Last of Us, y en a 4 : l’histoire, l’intelligence artificielle des acolytes, le craft, et l’infiltration. Pour Breath of the Wild, les core pillars sont l’exploration, le mouvement, la récupération d’objets et la multiplicité des options pour résoudre un problème. Bon je vais pas rentrer plus que ça dans le détail, mais si ça vous intéresse, y a un article en description qui explique parfaitement le sujet.
Bref pour en revenir à God of War, la formule qui les a démarqués à l’époque ne peut plus marcher maintenant. Le joueur doit avoir le contrôle de la caméra, et ce reboot ne peut pas être une simple suite. Il faut repartir sur de nouvelles bases et donc réimaginer les core pillars. Le jeu utilisera donc comme fondements la narration, le combat et l’exploration, pour accentuer au centre de ces trois éléments la relation père-fils entre Kratos et Atreus.
Le système de combat repart sur de nouvelles fondations. Kratos est plus vieux, les joueurs aussi, et le système de combat ne peut plus se résumer à simplement tapoter des boutons pour tout détruire. Pour se faire, Barlog donne des directives précises à l’équipe en charge des combats : la caméra doit être proche de Kratos, la hache est la nouvelle arme principale, on enlève le compteur de combo et les QTE, et pour finir, on prend en compte Atreus. Avec ces consignes, l’équipe va commencer à créer des prototypes, sauf qu’ils ne marchent pas très bien. C’est bien plus difficile qu’il n’y paraît de sortir de sa zone de confort, surtout quand c’est aussi difficile de trouver un équilibre avec une caméra rapprochée. Mais l’équipe va tenir bon et garder en tête ce besoin de changement. Néanmoins, il va falloir beaucoup d’essais pour aboutir à un résultat convaincant.
Après ça, il a fallu s’occuper de la hache. Le fameux lancer de hache vient d’un prototype pour les animations, ou un animateur a instinctivement décidé que Kratos lançait sa hache pour protéger Atreus. Là, c’est le déclic, et l’équipe est d’accord pour dire que c’est une excellente idée. Mais une simple hache ne peut pas suffire, il faut que la nouvelle arme de Kratos soit au moins aussi cool et iconique que les lames du chaos. Alors ils s’inspirent de Möjlnir, le marteau de Thor et sans doute l’arme la plus célèbre de la mythologie nordique. Tout comme le marteau, la hache Léviathan revient dans la paume de son maitre lorsqu’il l’appelle. Cette fonctionnalité va rajouter un énorme plus dans le gameplay. Déjà, ça rajoute un côté shooter puisqu’il faut viser pour la lancer, et elle est aussi la clé de beaucoup d’énigmes.
Mais dans le fond, l’idée reste globalement la même : God of War reste un jeu où on se bat contre des hordes d’ennemis. L’objectif est toujours de donner un sentiment de puissance au joueur. Et pour ça, tout un tas de mécaniques est mis en place. Par exemple, pour pas que le joueur ait peur de foncer dans un groupe d’ennemis, la hache va attaquer tous ceux présents devant Kratos. La glace que dégage la hache permet de ralentir les ennemis, permettant de ne pas être pris de vitesse. Et bien sûr, le cancel est toujours là, permettant au joueur d’annuler n’importe quelle attaque pour être capable de se protéger. Pour justement ne pas rendre les combats trop stratégiques, l’équipe décide de pas intégrer de barre d’endurance, même si la question s’est posée à un moment. L’objectif dans les God of War est d’être constamment offensif, tout en ayant la capacité de se défendre. Une barre d’endurance aurait cassé le rythme des combats. Bref, je pense que vous avez l’idée, tout est fait pour que le joueur ait les outils nécessaires pour se battre au milieu d’une horde d’ennemis tout en ayant un sentiment de puissance.
Mais il y a un changement primordial à prendre en considération : Atreus. Comment intégrer un enfant dans la boucle de gameplay, alors que Kratos est un one man army et qu’en plus le studio n’a jamais créé d’IA de compagnon ? Un peu comme Ellie dans The Last of Us, Atreus est construit sur quatre concepts fondamentaux : il doit aider le joueur, ne pas le gêner, toujours être utile, et enfin être indépendant. Alors c’est bien beau, mais comment faire ça ? L’équipe va creuser plusieurs pistes, en utilisant notamment des jeux comme League of Legends. Dans les premiers prototypes, Atreus a le rôle d’initiateur, c’est-à-dire celui qui engage le combat. Mais au-delà du fait que ce soit étrange que Kratos soit dirigé par un enfant, ça lui donnait surtout trop de pouvoir et rendait Kratos trop passif. Finalement, un équilibre finit par être trouvé : Atreus agit de manière autonome, tout en donnant la capacité au joueur de lui donner des ordres pour réaliser des actions spécifiques. Bien sûr, le diable est dans les détails, et les développeurs vont réfléchir à une tonne d’éléments comme l’utilisation de son arc, son positionnement, le timing de ses attaques, etc. Mais il faut bien se rendre compte de la difficulté qu’a eu Santa Monica Studio à donner vie à Atreus, et le doute constant qui a accompagné les équipes pendant quasiment tout le développement.
Concernant la narration, ce sont les cinématiques qui font le gros du boulot, et elles vont demander un énorme travail. Chaque plan, chaque subtil mouvement de caméra pour alterner le focus entre différents personnages, chaque détail est pensé par une équipe tout entière. Un résultat qu’on doit à 3 étapes primordiales : la prévisualisation, la mocap et le polish. La prévisualisation, c’est grosso modo le moment où les animateurs vont simuler une scène pour tester différentes façons de placer la caméra. Ensuite, les scènes tournées en motion capture vont leur permettre de mieux visualiser certaines scènes difficiles à jouer avec des acteurs. Et pour finir, il faut polisher le tout avec un travail sur les animations. C’est à ce moment-là par exemple que sont travaillées les transitions entre gameplay et cinématique, la physique des objets, le positionnement des personnages, etc.
Et bien sûr, comment ne pas parler du plan séquence ? Tous les jeux avec des cinématiques utilisent le A B cut. Même un jeu comme The Witcher 3, qui a une superbe mise en scène, coupe régulièrement. Pourtant, Barlog va aller au bout de son idée et réussir une prouesse technique. Même chez Santa Monica Studio, au début, c’est un choix qui est loin de mettre tout le monde d’accord. Mais il va insister et montrer aux équipes le potentiel redoutable d’un tel choix. Alors bien sûr, on retrouve comme d’habitude des temps de chargements cachés, et les équipes trichent quelques fois. Mais ça reste un sacré défi technique. Parce que comme l’explique Dory Rozzi, le directeur de la photographie, faire un jeu en plan séquence, c’est comme écrire un livre sans ponctuation : c’est compliqué. Et c’est d’autant plus difficile que les God of War sont des jeux qui misent justement sur le grandiose, avec une caméra très éloignée pour montrer la démesure, et qui se rapprochent pour apporter de l’intensité à l’action. Elles sont tout le temps en mouvement sur de grandes distances.
Alors là comme ça, on pourrait se dire que c’est surtout de la frime, que ça sert pas à grand chose et que les équipes de Santa Monica auraient pu éviter de se prendre la tête. Mais pourtant, ça apporte quelque chose de très important à la narration : dans une aventure aussi intimiste, le choix du plan séquence ajoute de l’intensité et de l’immersion, on ressent beaucoup plus les émotions des personnages. On est dans une aventure qui ne s’arrête jamais, qui raconte l’histoire épique de dieux qui se tapent dessus et qui pourtant est paradoxalement très humaine. Le plan séquence de God of War n’est pas que de l’esbroufe ou du m’as tu vu technique, c’est une narration différente, efficace, et unique au moment de la sortie du jeu. D’ailleurs, on en voit déjà le succès puisqu’elle en inspire d’autres, à l’image du remake de Dead Space qui est lui aussi un long plan séquence.
Et enfin, il y a l’exploration. Les anciens God of War n’en avait quasiment pas, excepté des couloirs qui donnaient accès à des récompenses. L’exploration se résume grossièrement à trouver des objets cachés. Pour le reboot, Santa Monica Studio voit plus grand : le jeu sera construit comme un RPG. Le Light RPG est devenu une mode parmi les triples A, et s’applique donc aussi à God of War. Les quêtes sont la justification parfaite pour détourner le joueur de la quête principale et le pousser à explorer des lieux décorrélés de l’histoire.
Mais dans les faits, c’est pas aussi simple : déjà, les mondes accessibles dans God of War ne disposent pas de villes, et les PNJ sont peu nombreux. La mise en place de quêtes secondaire est pas aussi simple que dans un RPG rempli de personnages qui ne servent qu’à vous demander d’aller tuer 10 sangliers. Pour résoudre le problème, les développeurs décident de créer quatre catégories de quêtes, nommées A, B, C et D. Les quêtes A sont les quêtes secondaires importantes, avec une narration forte et des niveaux spécifiques. Ça inclut notamment les quêtes de Brok et Sindri. Les quêtes B sont plus légères narrativement parlant et sont centrées sur l’exploration, comme la quête de l’esprit. L’intérêt des quêtes C réside surtout dans leurs récompenses et concernent par exemple les cartes au trésor, et les quêtes D sont simplement les petits plus comme les corbeaux.
Bien sûr, ces trois piliers vont largement influencer le level design. Les combats peuvent soit se dérouler dans des arènes, des zones plus larges permettant d’avoir différentes approches, ou des passages avec des règles spécifiques comme un timer. La narration ne passe pas que par les cinématiques mais aussi par des phases spécifiques du jeu comme les séquences d’escalade. Les dialogues qui contribuent à enrichir les personnages, on les doit au level design qui sait ralentir le rythme. Et c’est sans compter la narration environnementale qui donne un certain cachet au jeu. Le corps de Thamur qu’on doit partiellement parcourir en est un excellent exemple : en plus d’être un niveau très stylé, sa simple présence raconte quelque chose sur le monde. Quant à l’exploration, c’est plutôt clair avec le lac des neufs qui sert de hub central, permettant au joueur d’aller découvrir des coins inexplorés pour respirer un peu entre les passages narratifs s’il en a envie. En gros, il est pensé pour offrir le plus de diversité possible.
Tout ça mis bout à bout, le jeu commence à prendre de forme. Après 3 années de dur labeur et d’incertitudes, il est temps de le dévoiler au public. La date finit par tomber : ça sera lors de l’E3 2016 que le monde entier pourra découvrir le retour de Kratos. Une date aussi attendue que crainte : ça sera le moment de savoir si la direction prise est la bonne, mais c’est peut-être aussi le moment ou la centaine de personnes qui bossent sur le jeu vont se rendre compte qu’ils se sont fourvoyés. Les enjeux sont immenses : le studio vit une traversée du désert depuis 2013. Ascension a été une déception, et le public l’a dit plusieurs fois, il en a marre de Kratos. Et ce reboot, c’est quitte ou double : il y a peu de chance que le studio réussisse à se relever si le jeu est un échec. Une tonne de questions trotte dans la tête de tout le monde. Certains n’arrivent même plus à en dormir la nuit. Beaucoup de membres du studio ont énormément sacrifié pour créer les fondations du jeu. Et s’il ne plaisait pas ? Trois ans de travail intense. Ou il faut tout reconstruire. Repartir de zéro et donner un nouveau visage à un personnage qui semble gravé dans le marbre. Comment le public va le prendre ?
Et finalement, le jour fatidique arrive, et c’est la consécration.
Mais il y a un léger problème. Ces dix minutes de gameplay ont demandé un an et demi de travail. Et ils doivent représenter les trente heures de jeu qu’il y aura derrière. Et le budget, il tombe pas du ciel. Il va falloir faire des compromis. Des compromis qui passent par beaucoup de négociations. Chaque élément dans le jeu doit être justifié pour être gardé. Et même certains éléments qui nous paraissent maintenant indispensables auraient pu ne pas voir le jour. Oui, les lames du chaos ont failli ne pas être dans le jeu. Cette scène si importante a failli ne jamais voir le jour pour une question de budget. Et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.
Et surtout, il y a les éléments qui ont finalement été coupés. Vous vous souvenez sans doute de ces trolls qui servent de boss qu’on revoie encore et encore ? À la base, Barlog les avait imaginés totalement différemment. Ou du moins, il avait quelque chose de différent en tête. Les équipes ont dû faire des sacrifices et trouver un juste milieu entre ambition et réalité. Le niveau d’Alfheim devait être beaucoup plus grand qu’il ne l’est. Certaines parties jouables se sont transformées en cinématiques. Et la liste est encore très longue, mais si je devais tout lister, la vidéo durerait quatre heures.
Pour contrebalancer tout ça, on peut quand même se réjouir du sens du détail minutieux des équipes. Sans le savoir ou sans avoir un sens de l’observation assez développé, plein de fusils de Tchékhov sont placés un peu partout. Par exemple, le ciel rouge au loin lorsque Kratos porte Atreus annonçant en avance son voyage introspectif, où le fait que tous les éléments importants de l’histoire soient visibles dès le début du jeu. Et Barlog a même voulu mettre des détails que très peu de gens remarqueront, mais qui ajoutent pourtant de la profondeur au scénario en utilisant astucieusement certains codes du jeu vidéo.
Bien sûr, comment parler du jeu sans parler des musiques ? Elles font intégralement partie de ce renouveau qui apporte une identité forte à God of War. Pour repartir sur de nouvelles bases, cette fois il n’y aura plus de groupe de compositeurs comme sur les précédents, mais bien une seule personne. Et cette personne, c’est Bear McCreary, connu pour avoir créé entre autres la musique de Battlestar Galactica et The Walking Dead. Pour God of War, il va partir sur des compositions typées nordiques pour coller avec l’ambiance du jeu. Ça passe par les chœurs islandais comme on l’a vu, mais aussi par l’utilisation d’instruments assez atypiques, comme le nyckelharpa ou la vielle à roue.
Son but, c’est de faire des musiques qui correspondent aux personnages et qui sont enivrantes. Ces trois simples notes répétées en boucle qui composent le thème principales caractérisent parfaitement Kratos, et c’est sans doute la plus grande qualité des compositions de McCreary. Elles s’immiscent subtilement dans la narration, en donnant une teinte aux émotions ressenties par les personnages. La musique, au moins autant que les images, raconte quelque chose. Tout ça dans un mélange de grandiose et d’émotions plus douces, elle nous rappelle à la fois ce qu’était God of War et ce qu’il est devenu.
Pour s’assurer que tout ça marche bien, Santa Monica Studio va bien sûr utiliser les infos récoltées dans de nombreux playtests. Depuis le tout premier God of War, les playtests ont toujours eu une place centrale dans le développement. Parce que ce sont eux qui permettent de comprendre comment les joueurs interagissent avec le jeu, et leur permettent de rectifier le tir en cas de problème. Ce sont ces retours qui aident à améliorer le jeu, même si ça ne se passe pas toujours très bien.
Après une nouvelle présentation à l’E3 2017, une date de sortie approximative finit par tomber : God of War sortira en début d’année 2018. Le bout du tunnel finit par enfin montrer le bout de son nez. Parce que pour réussir à créer un jeu de cette ampleur, beaucoup de gens ont dû sacrifier leur vie personnelle. Le crunch est un sujet récurrent dans le jeu vidéo, mais on a souvent du mal à se représenter concrètement ses conséquences. Et au-delà des problèmes de santé que ça peut engendrer, ça peut aussi créer des situations familiales compliquées. Parce que la plupart des gens qui ont bossé sur le reboot, ce sont les mêmes que ceux qui ont bossé sur la première trilogie. Ça fait dix ans qu’ils bossent sur les God of War, et beaucoup d’entre eux ont fondé une famille. C’est sans doute pour ça qu’ils ont été capables de créer une histoire dans laquelle tant de gens réussissent à se reconnaitre. Mais ça signifie aussi qu’ils ont beaucoup sacrifié.
Mais il reste quand même beaucoup de boulot avant la sortie. Il faut polisher le jeu, et le nombre de bugs restant est quand même bien costaud. Alors en interne, le jeu est repoussé de plusieurs semaines pour donner le temps aux équipes de finir le jeu. La date de sortie finit par être fixée au 20 avril 2018. Alors les développeurs donnent tout, jusqu’au moment où le jeu passe enfin gold.
À sa sortie, le jeu est un véritable succès critique et commercial. Les notes parfaites ou proches de la perfection pleuvent de partout. En France, toutes les rédactions sont sur la même longueur d’onde et sont d’accord pour dire que c’est un excellent jeu. Et les ventes suivent : 3,1 millions d’unités vendues en jours, c’est juste titanesque et ça fait de God of War le le meilleur démarrage pour une exclu Sony à l’époque. Le jeu est tellement populaire qu’il augmente les ventes de PS4, qui devient l’une des consoles les plus vendues lors d’un mois d’avril. Au bout d’un an, le jeu s’est vendu à 10 millions d’exemplaires, et il a aujourd’hui dépassé les 23 millions. Il produit un tel engouement qu’il ravive le débat sur la mort des jeux solos. À l’époque, on voyait de plus en plus d’articles en tout genre qui annonçaient la mort des triples A solo face aux jeux services et jeux multijoueurs, notamment avec le succès de PUBG et Fortnite. Si maintenant la question ne se pose même plus, c’était à l’époque une réelle interrogation sur le devenir du jeu vidéo, éclipsée en grande partie par le succès de God of War, et celui de Red Dead Redemption 2 quelques mois plus tard.
God of War est à la fois le renouveau d’un studio et la tendance d’une époque. En décidant de repartir de zéro, les équipes ont pris un énorme risque, qui a heureusement payé. God of War prouve qu’on peut changer le visage d’une licence qui semblait pourtant ancrée dans le marbre, sans pour autant totalement la dénaturer. L’écriture subtile de Kratos, le traitement de la mythologie nordique, les personnages attachants, le poids des responsabilités avec quand même ce qu’il faut de grandiose : tout est là pour faire de God of War un récit mature et incroyable à découvrir. C’est une formidable aventure, que ce soit au niveau du scénario, des personnages, de la direction artistique, du gameplay ou des musiques.
Alors oui, tout n’est pas parfait. Cet aspect RPG crée selon moi une forte dissonance cognitive, parce que Kratos n’a pas besoin d’armure pour gagner en force, de la même façon qu’il ne devrait pas avoir à apprendre des compétences. Je comprends la vision du studio qui cherche à appliquer une formule qui a fait ses preuves dans les jeux grand public, mais c’est pour moi plus une nuisance pour le rythme du jeu qu’autre chose. C’est pareil pour tout ce qui concerne les collectibles, qui me donnent une constante impression de remplissage. Et les éléments retirés du jeu pour des questions de budgets se ressentent aussi, notamment au niveau des redites comme les trolls, avec en plus un bestiaire relativement pauvre. Mais finalement, ces menus défauts ne sont pas grand-chose face aux émotions que transmet ce God of War, qui fait partie de ces jeux qui laissent leur empreinte sur l’industrie, et sur des millions de personnes.
Mais au-delà des qualités et des défauts du jeu, ce qui compte, c’est ce qu’il représente. À la fois pour Santa Monica Studio et pour Cory Barlog. Je pense que vous l’aurez compris après avoir vu cette vidéo, God of War était le jeu de la dernière chance. Mais c’est aussi ce qu’on pourrait appeler un jeu d’auteur. Tout ce que raconte God of War ou presque vient de la vie de Cory Barlog. Même le choix de la mythologie nordique comme cadre est dû à sa propre expérience, puisqu’il l’a en partie choisi parce que sa femme est scandinave.
Cette relation père-fils au centre du jeu, elle représente les doutes et les peurs de Cory Barlog. Mais en plus de ça, il a dû lutter contre vents et marées. Il a dû convaincre une équipe récalcitrante à l’idée de se plonger dans l’inconnu, de revoir un vieil ami toxique, ou relever des défis qui paraissaient insurmontables. Il a dû se battre pour qu’Atreus reste dans le jeu. Il a du supplier pour conserver sa vision, parce que les producteurs ne veulent pas investir dans quelque chose de risqué.
Et personnellement, je suis vraiment heureux qu’il ait gagné ce bras de fer. Parce qu’avec God of War, Cory Barlog et les équipes de Santa Monica Studio ont créé un jeu qui parle aux humains derrière leurs écrans avant de parler aux joueurs. Que nos parents soient bienveillants, durs ou absents, que nos enfants soient doux ou turbulents, on est tous concernés. On a tous quelque chose à raconter, quelque chose de personnel qui nous lie à notre famille. Et ce lien, c’est le cœur même de ce God of War. Un lien si primordial pour chacun d’entre nous, si intrinsèque à notre existence qu’il en devient presque facile de tomber dans des clichés éculés. Mais God of War ne fait pas cette erreur, parce qu’il est le résultat d’une sincère introspection. Barlog raconte à travers Kratos la peur qui l’obsède d’être un père indigne. Il raconte à travers Baldur et Freya le rejet qui peut découler d’une mère surprotectrice. Il parle de l’amour inconditionnel, mais aussi de la difficulté, parfois, à l’exprimer. Il parle de l’absence, de la perte, et de ce qu’on ne dit pas. De ce qu’on veut bien montrer et de ce qu’on cache, par fierté ou par peur. Oui, tout ça est enrobé avec des mythes, des dieux, des géants et des événements grandioses dont seul Santa Monica Studio a le secret. Mais tout ça, c’est qu’une façade. Le cœur de God of War, ce qui lui a valu son succès et l’amour des joueurs, c’est sa sincérité.
Toutes les sources sont présentes dans la description de la vidéo (que je vous conseille pour avoir plus d’informations)