Ember Lab est un petit studio indépendant avec un poids énorme sur les épaules. La présentation de Kena lors du PlayStation Showcase de 2020 en a soufflé plus d’un, et les attentes des joueurs ont grandi en proportion de la beauté du trailer. Puis devant le silence du studio, l’inquiétude a pris le pas sur l’espoir. Notamment lorsque certains journalistes n’ont pas reçu de code pour tester le jeu – une pratique pourtant courante montrant la confiance des éditeurs. Les craintes étaient-elles fondées ? Les sceptiques avaient-ils des raisons de l’être ? Kena était-il trop beau pour être vrai ?
Quand on lance Kena pour la première fois avec ces inquiétudes en tête, on se demande immédiatement où se trouve le piège. Parce que là, comme ça, on se dit juste que ça donne sacrément envie. Le prologue débute dans une sublime caverne, où on découvre la capacité de Kena à émettre une sphère d’énergie lumineuse autour d’elle. Et on décèle instantanément les indéniables qualités visuelles du titre. Un combat se lance rapidement, et on constate à nouveau une maitrise exemplaire. C’est fluide, ça bouge bien, ça donne de bonnes sensations. Et finalement, au bout d’une heure, on se dit qu’en réalité, le problème ne venait pas du jeu mais bien du bouche-à-oreille. Parce qu’il ne fait pas la différence entre un studio avec une équipe dédiée aux relations presses et un petit studio de quinze personnes. Savoir contextualiser avant de crier au loup en usant de raccourcis inadéquats devient primordial, surtout lorsque notre job consiste à informer les gens. Mais bref, parlons du jeu en lui-même.
Kena : Bridge of Spirits raconte sans surprise l’histoire de Kena, une guide pour les esprits qui se rend au sanctuaire de la montagne sacrée. Elle rencontre dès le début deux âmes esseulées et enfantines, Saiya et Beni, qui vont lui demander d’aider leur frère Taro. On se met rapidement en route et on découvre aussitôt un monde presque féérique, rempli de poésie et doté d’un charme bucolique omniprésent.
Cet univers enchanteur est aussi soigné dans son ambiance que dans ses visuels. C’est simple : les trailers ne mentaient pas. Kena dispose de graphismes à se décrocher la mâchoire. Que ce soit dans sa technique ou dans sa direction artistique, le jeu est tellement beau qu’il est difficilement concevable qu’Ember Lab en soit à son premier essai. Les effets de lumières, la densité de la végétation, la multitude de détails à l’écran, les animations ou encore les effets de particules font sacrément mouche, et hissent le jeu dans le haut du panier de cette année. Et les incroyables cinématiques n’ont rien à envier à celles de Ratchet & Clank : Rift Apart voire aux films d’animation récents.
Rien d’étonnant pour un studio spécialisé dans la CGI, à ceci près qu’il n’est composé que d’une quinzaine de personnes. Remarqué en 2016 pour un court métrage sur Majora’s Mask, Ember Lab n’a en rien perdu sa capacité à émerveiller par des visuels étourdissants de beauté. Alors, certes, il y a quelques éléments qui tirent un peu la tronche – notamment l’eau – et les cinématiques subissent parfois quelques chutes de framerate. J’ai aussi pu apercevoir un léger clipping à certains moments, et les murs invisibles peuvent quelques fois s’avérer frustrants. Mais dans l’ensemble le jeu se montre irréprochable.
Et la direction artistique laisse tout autant pantois. Avec son ambiance imbibée de culture nippone, ses forêts chaleureuses, ses grottes mystérieuses et tant d’autres environnements enivrants, chaque décor laisse bouche bée. Le jeu est plein de vie avec des couleurs chatoyantes et un style visuel proche des productions cinématographiques d’animation. La comparaison est un peu facile, mais Ember Lab semble s’être décidé à faire du Ghibli avec un enrobage à la Pixar. Le rapport à la nature, contaminée par une entité malfaisante, rappelle sans aucun doute des films comme Princesse Mononoke.
Et ça ne s’arrête pas qu’aux décors, puisque le chara design, mignon à souhait, donne un savoureux mélange entre Coco, Le Voyage de Chihiro et Zelda Breath of The Wild, entre autres. Il suffit de voir la tête des Rots (oui, c’est leur vrai nom), ces petites bestioles trop craquantes, pour imaginer à quel point des goodies à leur effigie se vendraient par palettes. Un peu comme les Porgs dans Star Wars. Surtout qu’elles s’intègrent parfaitement dans les différentes phases de gameplay, mais on y reviendra. Il se dégage de l’ambiance générale une sorte de candeur mélancolique, mélangeant à la fois mignonneries en tout genre et récits dramatiques.
Car Kena raconte des histoires tragiques : l’héroïne est constamment confrontée à la mort et ce qui en découle. Par exemple, Saiya et Beni sont de tout petits enfants, hauts comme trois pommes. Sauf que ce sont aussi des esprits, ce qui signifie qu’il leur est arrivé quelque chose de leur vivant. Les trois arcs narratifs explorent ainsi trois histoires indépendantes – ou peut-être pas, qui sait ? – toutes liées à la requête d’un personnage après la disparition d’un être cher. Et sans compter la tristesse infinie des drames racontés, Kena elle-même vit parfois mal ces relations, qu’elle sait éphémères.
Bon, je présente ça comme si le jeu était glauque, mais n’oublions pas qu’on se situe à peu près au niveau d’un Pixar : de ces récits tragiques découle une ambiance plus mélancolique que morose. Et c’est,à mon sens, l’un des rares écueils du titre. Si l’intrigue se laisse suivre avec un certain plaisir, elle est loin d’être inoubliable et sonne parfois plus comme un prétexte qu’une réelle épopée. Le côté épique de la quête de Kena – qui consiste à sauver le monde, rien que ça – et le côté intimiste des histoires racontées se mélangent à merveille. Et même plus : il s’en dégage une sorte de poésie, appuyée par l’univers et tout ce qu’on y découvre. Mais ça ne suffit pas à élever le scénario à la hauteur des autres qualités du titre.
Il faut dire aussi que le reste est d’une réussite exemplaire. La boucle de gameplay est adroitement dosée pour ne pas se sentir paumé, tout en conservant le plaisir de la découverte. Le même pattern se répète à chaque zone : on rencontre un personnage ayant pour objectif d’aider une âme perdue. Pour se faire, trois objets appartenant à la personne doivent être trouvés et rassemblés à un endroit précis. La principale différence entre les régions provient du game design associé à l’artefact découvert : un arc dans la première zone, une bombe dans la deuxième, etc. Ces ajouts de gameplay octroient un renouvèlement à la fois visuel et mécanique. Par exemple, la découverte de l’arc permet d’activer des mécanismes inaccessibles et sert aussi de grappin pour accéder à des endroits trop élevés pour les petites jambes de Kena et son double saut.
Très inspiré de Zelda, on part du village servant de hub central pour se diriger vers chacune des trois régions à la taille parfaite. On a largement de quoi découvrir les nombreux collectibles cachés – parfois dispensables, mais que voulez-vous, on ne peut rien contre les modes – en se perdant un peu, tout en s’habituant rapidement à la géographie du coin. Un vrai sentiment de liberté en découle, et c’est tant mieux ! Kena ne joue pas le jeu de celui qui a la plus grande carte et va à contre sens des open world toujours plus vastes. De la même manière qu’il ne rallonge pas artificiellement sa durée de vie avec du remplissage inutile, le titre gère parfaitement son rythme grâce une exploration libre et alterne à la perfection entre les phases de plateforme, de puzzle et de combat.
Et nos amis les Rots, aussi mignons soient-ils, ne servent pas seulement à cocher la case « goodies au carton assuré » et font preuve d’une utilité remarquable. Lors des affrontements, ils aideront notamment à régénérer la vie de Kena mais pas que, puisqu’ils pourront également déstabiliser les adversaires et augmenter la puissance des attaques. Lors de l’exploration, ils dégageront certains passages bloqués par des plantes maléfiques et aideront aussi à débloquer certains collectibles. Ils iront secouer des objets pour récupérer de l’argent, qui ne sert d’ailleurs qu’à leur acheter de petits chapeaux pour varier un peu les goodies. Et enfin, ils serviront lors des puzzles environnementaux disséminés dans le jeu en déplaçant des statues ou des plateformes, façon Pikmin. Des énigmes accessibles et agréables, car elles enrichissent le jeu déjà bien fourni en variations de gameplay. Bref, les Rots sont donc des compagnons indispensables.
Surtout qu’ils servent aussi à améliorer l’équipement : débloquer de nouvelles capacités se fera à la condition d’un nombre requis de Rots trouvés au gré de nos pérégrinations. Ces améliorations consistent principalement à rendre les affrontements plus aisés, avec par exemple plus de flèches pour l’arc, des dégâts améliorés, une portée plus grande pour la bombe, etc. Au cas où ça ne suffirait pas, il est toujours possible de méditer pour augmenter sa barre de vie, à la manière d’un Ghost of Tsushima et ses sources chaudes – le monologue intérieur en moins.
Les trailers pouvaient donner l’impression que le jeu misait principalement sur sa direction artistique, accompagné d’un gameplay convenu. Et quelle ne fut pas mon erreur d’avaler de telles couleuvres. Les rixes rappellent un certain Dark Souls avec leur sens précis de l’esquive, et leur timing relativement serré des parades. Qu’on ne s’y trompe pas, le jeu se montre bien plus accessible que la licence de From Softwares – du moins, en normal. Mais la ressemblance réside dans le dynamisme des affrontements et le malin plaisir qu’on prend à castagner ces monstres faits de bois infesté. Il y en a de tout genre : de l’ennemi au bouclier à l’ennemi aux deux épées qui attaque à un rythme endiablé en passant par les insectes kamikazes qui nous sautent dessus pour nous exploser au visage, la diversité est au rendez-vous.
Surtout que le bestiaire s’agrandit au fil des nouveaux objets. Certains opposants demanderont d’utiliser spécifiquement un objet pour être terrassés, comme ces satanés insectes volants qui ne peuvent être vaincus qu’avec l’arc. Ou ces monstres de pierres – au cœur sensible quand même – qui vous obligeront à leur balancer une bombe pour vous en débarrasser. Les combats de boss sont du même acabit, à la différence près qu’ils imposeront à chaque fois une stratégie distincte. Si leur design ne met pas forcément en relief leur originalité, leurs capacités quant à elles les démarqueront rapidement. Avec la musique qui vient appuyer l’intensité de ces combats magnifiquement mis en scène, certains d’entre eux en marqueront plus d’un.
L’aspect sonore du jeu est d’ailleurs d’une qualité succulente. Les compositions de Theophany accompagnent à la perfection la découverte de ce bel univers et vous donneront sans aucun doute quelques frissons. Elles m’ont rappelé à plus d’un titre les sublimes musiques d’Ori en se payant le luxe d’ajouter des sonorités asiatiques avec la présence d’une flûte et de percussions puissantes. Les musiques sont au nombre relativement restreint de dix, mais leur qualité est telle que la répétitivité ne devient jamais un souci.
Sur PlayStation 5, le jeu tourne impeccablement bien. Au cours des 10h qu’il m’a fallu pour le parcourir, je n’ai eu aucun problème, excepté quelques légers bugs de collision lors de sauts désespérés. Les deux modes habituels sont disponibles, à savoir le mode performance et le mode fidélité. Le premier garantit un 60 fps stable, au prix d’une 4k adaptative (qui semble plus faire du 1080 que de la 4k en réalité). Le second quant à lui propose un affichage en 4k native en sacrifiant la fluidité, puisqu’il se maintient difficilement à 30 fps. Un choix simple en fonction de vos préférences. Je ne saurais que trop conseiller le mode performance, bien plus agréable et sans énorme différence avec le mode fidélité. Concernant la DualSense, elle fait encore des merveilles avec les retours haptiques, qui octroient une immersion impressionnante, notamment avec l’arc. Les gâchettes adaptatives me donnent plus l’impression d’un gadget que d’un réel outil immersif, mais on peut néanmoins noter leur présence avec l’arc et les coups puissants du bâton. En somme, une version PS5 plus que convenable.