Quand on parle des jeux FromSoft, on pense tout de suite à la trilogie des Souls, Bloodborne, Sekiro et Elden Ring. Mais en réalité, le genre est né grâce à un jeu antérieur à tous ceux là : Demon’s Souls. Même si le remake lui a donné une seconde jeunesse, il est longtemps resté oublié, alors que c’est bien lui qui a créé la formule désormais iconique des Souls. Imaginez un peu la claque en 2009 quand le jeu sort, un jeu aussi difficile, qui va à l’inverse de toutes les tendances de l’époque. Et pourtant, il n’aura pas le succès escompté. C’est bien Dark Souls qui lance le genre, laissant peu à peu tomber son prédécesseur dans l’oubli. Jusqu’au moment où…
Les accidents de la route, c’est quelque chose de grave. On a toujours peur que ça nous arrive. Mais en de rares occasions, ça peut aussi être le début d’une grande histoire.
Naotoshi Zin conduisait sa moto comme à son habitude, jusqu’au moment où sa vie bascula. Il a eu du bol de s’en sortir vivant, mais en attendant, il est cloué au lit durant sa convalescence. C’est là qu’il a l’idée de monter une boite grâce à l’argent reçu de son assurance et c’est comme ça que nait l’entreprise From Software. C’est quand même dingue de se dire que si on peut jouer à Elden Ring aujourd’hui, qu’on a eu une série qui a bouleversé l’industrie du jeu vidéo, c’est grâce à un accident de moto.
Mais au tout début, en 1986, FromSoft n’est pas un développeur de jeu. C’est une entreprise qui propose des logiciels bureautiques, avec seulement quatre employés. Ce revirement vers le jeu vidéo arrive dans les années 90, lorsqu’une crise économique frappe le Japon. L’entreprise bat de l’aile, et ça tombe bien, Sony présente son nouveau projet, la PlayStation X, qui utilise un lecteur CD contrairement à ses concurrents. Coup du hasard encore plus incroyable, FromSoft s’est récemment lancé dans le prototypage 3D. Autant dire que les deux parti sont très contents de leur rencontre, puisque Sony manquait de jeux pour le lancement de sa console et cherchait des studios tiers pour étoffer son catalogue. C’est comme ça que FromSoft publie son premier jeu 8 ans après sa création.
King’s Field fait donc partie des premiers jeux sortis sur PlayStation 1 au Japon. Ce qui est marrant, c’est qu’on peut déjà y voir les prémices de la formule des Souls : un univers cryptique, une liberté totale ou presque laissée au joueur, une ambiance morose et pas rose, et pleins de gens dépressifs. Et surtout, c’est un jeu qui fait cracher du sang aux joueurs les plus entêtés. C’est un jeu vraiment difficile, qui demande de surmonter de nombreux échecs pour en voir le bout.
King’s Field, c’est le début d’une longue aventure. A partir de là, le studio va publier énormément de jeux. King’s Field 2, puis 3, puis une série de jeux centrés sur des méchas géants avec quand même le créateur d’Optimus Prime dans l’équipe de designer. Les Armored Core comptent plus d’une vingtaine de jeux à l’heure actuelle, dont le dernier, sorti en aout 2023, a redonné une seconde jeunesse à la licence.
Mais à côté de ces succès relatifs qui attirent une niche de joueurs, on a vraiment de tout et n’importe quoi : on a Adventure of Cookie & Cream, on a RONQ! HIGH-LAND in DS PUPU-SEIJIN ARAWARU!! SHUKKETSU DAI-SABISU! ONARA NO SAITEN SP, on a un jeu Hello Kitty, des jeux mobiles, des visuals novels, un jeu totalement incompréhensible et j’en passe. Y a aussi des jeux un peu moins confidentiel, mais aucun n’est un gros carton. Et pourtant, c’est pas faute d’essayer : FromSoft a sorti pas loin d’une centaine de jeux en 15 ans. Honnêtement, la plupart sont loin d’être des bons jeux. Pour le peu qui arrivent en Occident, ils se font massacrer par la presse. Mais y a quelque chose qu’on remarque quand on regarde leur parcours dans son ensemble : ils tentent des trucs. A un rythme industriel certes, avec beaucoup de redites et de suites. Mais chaque nouvelle licence apporte un élément de game design qu’on ne voit pas ailleurs. Et ça va très bientôt être un pari gagnant…
Microsoft est en train de bouleverser l’industrie. L’arrivée d’Oblivion en exclusivité sur PC et Xbox est un énorme coup de massue pour les autres constructeurs. Parce qu’il faut bien comprendre l’aura de la licence à l’époque : Morrowind est un des fers de lance du RPG occidental, c’est un jeu qui a marqué toute une génération de joueurs. Oblivion étant sa suite, les attentes sont immenses : c’est le gros blockbuster du moment, le jeu que tout le monde s’arrache, le jeu qui obtient le statut du meilleur jeu de l’année en 2006, le jeu qui va marquer le genre de son empreinte. Encore aujourd’hui, il a une place spéciale dans le cœur des fans, et il est même considéré comme l’un des plus gros tournants dans l’histoire du RPG.
Face à ce Goliath, Sony doit réagir. Le constructeur doit lui aussi proposer son RPG qui marquera toute une génération de joueurs. L’un des producteurs de l’entreprise, Takeshi Kajii, est un grand fan de King’s Field. Comme c’est l’une des premières exclu de la marque, ça pourrait être intéressant de la faire revenir sur le devant de la scène. En plus, la série possède de nombreuses similitudes avec les Elder Scrolls, notamment le fait que ce soit un RPG avec une vue à la première personne, ce qui en ferait un concurrent direct. C’est décidé, King’s Field V sera le fer de lance des RPG sur PlayStation.
C’est donc en 2007 que commence le développement. Sauf que ça commence très très mal : le directeur du projet à ce moment écoute à la lettre les directives de Sony et cherche trop à copier Oblivion. Aucune ligne directrice ne se démarque vraiment. Les équipes moulinent, et elles doivent en plus faire face à l’architecture de la PS3 qui pose de sérieux problèmes. Je l’ai déjà évoqué dans plusieurs vidéos, mais cette console a donné des sueurs froides à toute l’industrie à cause d’une gestion de la RAM qui demandait une optimisation folle. À cause de ça, la phase de prototypage prend plus d’un an. C’est très clairement mauvais signe, ça donne l’impression aux dirigeants que rien de bon n’en ressortira. Ils décident donc qu’ils doivent annuler le jeu, et c’est là que Miyazaki entre en scène.
Miyazaki rejoint FromSoft en 2004 en tant que planificateur des événements sur Armored Core Last Raven. C’est un rôle qui n’existe pas à ma connaissance en dehors du Japon, mais qu’on pourrait apparenter à un mélange entre game designer et producteur, en gros un rôle assez important. Ça permet à Miyazaki d’aborder pleins d’aspects du développement comme l’IA, le système de progression, le menuing, etc. Il se forme sur le tas, il apprend petit à petit. Il voit les ficelles qu’il faut utiliser pour créer un jeu vidéo. En un an seulement, il obtient un rôle majeur : directeur créatif sur le prochain Armored Core, le quatrième. Mais je brule les étapes, parce que je n’ai pas encore parlé d’un détail qui à son importance : quand il rejoint From Softwares, Miyazaki a déjà 30 ans. Il bossait auparavant comme comptable chez Oracle, une boite connue dans la gestion de base de données. Il a donc quitté son boulot pour se lancer dans une carrière où il n’avait ni formation ni expérience.
Et là, il faut faire un léger détour pour comprendre l’impact d’une telle décision. Au Japon, le rapport au travail est très différent de celui qu’on a en Occident : là-bas, on dit souvent qu’on se marrie deux fois, la première fois avec son entreprise et la deuxième fois avec son mari ou sa femme. Il y a une sorte de lien indissociable entre un employé et sa boite, qui fait que quand on rentre quelque part, on est censé y rester toute sa vie. C’est pour ça d’ailleurs que les vagues de licenciements qui touchent l’industrie actuellement sont beaucoup moins violentes au Japon : parce que se faire virer de boulot est quelque chose de très rare. Mais ça veut aussi dire que se reconvertir à 30 ans, c’est une anomalie totale. Et c’est surtout difficile, car la concurrence est rude. Dans le système éducatif japonais, il y a ce qu’on appelle le Shukatsu, qui correspond à la période où les jeunes diplômés se mettent à la recherche d’un emploi. Sans rentrer dans le détail, il faut savoir que c’est extrêmement codifié, et aussi diablement efficace puisque 80% des gens trouvent un boulot à la fin de leur recherche. C’est finalement assez logique : les entreprises se font une joie de former des jeunes diplômés sans expérience. Ça permet de leur enseigner une façon de faire bien spécifique qui les rendent efficaces dans le contexte précis d’une entreprise spécifique. C’est aussi pour ça qu’on considère qu’un job est déterminé à la fin des études et que la seule raison qui peut amener à le perdre, c’est simplement que la boite fasse faillite. Dans un tel contexte, on ne peut qu’imaginer le courage qu’à eu Miyazaki de démissionner et de se lancer dans le jeu vidéo.
En fait, ce revirement ne sort pas de nulle part. Miyazaki a découvert une œuvre qui l’a tellement marqué qu’il était prêt à tout risquer pour lui aussi devenir créateur.
Le rapport de Miyazaki aux jeux est assez complexe. Quand il était petit, ses parents lui interdisaient de jouer. Du coup, il lisait beaucoup de mangas et jouait à des jeux de rôle, ou passait des heures à lire des livres dont vous êtes le héros, notamment la série Sorcery. Mais le twist, parce qu’il faut croire qu’il ne fait rien comme tout le monde, c’est qu’il ne comprenait pas la moitié de ce qu’il lisait.
>Je suis un grand fan des histoires qui nécessitent de l’imagination pour être totalement comprises. Quand j’étais enfant, j’adorais lire des livres trop compliqués pour moi. Je ne comprenais que la moitié des kanji et devait utiliser mon imagination pour remplir les trous. Mon objectif est d’apporter cette expérience dans le jeu vidéo. HIDETAKA MIYAZAKI
On comprend mieux d’où vient l’importance de la narration environnementale dans ses jeux. Mais pour en revenir à son expérience de joueur, avec l’interdiction de ses parents, il n’a pu commencer son voyage vidéoludique qu’à partir de l’université. D’ailleurs pour l’anecdote, faut savoir qu’il intègre un cursus de science sociale dans l’une des plus prestigieuse université du pays, Keio, où sont passés trois premiers ministres. C’est quand même un drôle de parcours, de faire des études en science sociales pour devenir comptable et finalement se reconvertir en développeur de jeux vidéo. En tout cas, il dit lui-même que ses études ont influencé sa façon de créer :
Ça a aussi influencé ma vision du monde et m’a donné une perspective unique comparé aux autres créateurs. Par exemple, Bloodborne reflète ce que j’ai appris en tant qu’étudiant. On peut trouver ça arrogant, mais quand je regarde les systèmes de réseaux dans le jeu vidéo, je l’approche d’un point de vue sociologique. Durant mes années d’université, j’ai profondément étudié la sociologie et la psychologie. Encore aujourd’hui, je revisite continuellement les thématiques de cette époque, et les expériences dont vous profitez sont le fruit de ces études. HIDETAKA MIYAZAKI
Et à côté, ses expériences vidéoludiques vont profondément le marquer. Il va découvrir tout un tas de jeu, dont Zelda Ocarina of Time et certains jeux FromSoft comme King’s Field, qui fait d’ailleurs partie de ses jeux préférés. Mais c’est bien Ico qui va tout changer. Ico est un jeu créé par la Team Ico, avec Fumito Ueda à sa tête. S’il n’a pas eu un succès commercial fulgurant, ni un succès critique qui le place parmi les grands jeux de cette époque, c’est pourtant l’un de ceux qui ont eu le plus d’influence dans l’industrie. Kojima dit s’en être inspiré, les créateurs de The Last of Us Neil Druckmann et Bruce Straley aussi, Jenovah Chen s’en est inspiré pour Journey, Eiji Aonuma s’en est inspiré pour Zelda, Jordan Meschner s’en est inspiré pour les Sables du Temps, il a inspiré Halo, Uncharted, et je pourrais encore continuer comme ça pendant des heures. Et donc, il a aussi influencé Miyazaki le jour où il est allé chez un pote pour y jouer. Au point de le faire quitter son taf pour devenir créateur de jeux.
>C’était une magnifique expérience et une histoire que je n’aurais jamais pu imaginer. […] Je n’exagère pas en disant que ce jeu a changé ma vie, et je suis fier que ce soit Ico, le jeu de monsieur Ueda. Il m’a ouvert aux possibilités du médium. Je voulais en faire un moi-même. HIDETAKA MIYAZAKI
C’est ainsi qu’il se fait employer chez FromSoft, ce qui est une aubaine pour lui tant les entreprises prêtes à recruter un trentenaire sans expérience ni formation sont rares. Il commence par bosser sur les Armored Core, mais lui n’est pas très intéressé par les combats de mecha. Lui, il veut avoir une liberté totale sur la création d’un jeu de dark fantasy. C’est là qu’il entend parler d’un projet qui bat de l’aile, le prochain King’s Field, et saute sur l’occasion pour se proposer en tant que directeur.
>Le projet avait des problèmes et l’équipe n’avait pas réussi à créer un prototype convaincant. Lorsque j’ai appris qu’il s’agissait d’un jeu de rôle d’action fantastique, j’ai été ravi. J’ai réalisé que si je trouvais un moyen de prendre le contrôle du jeu, je pourrais en faire ce que je voulais, et surtout, si mes idées échouaient, personne ne s’en soucierait, puisque le jeu était déjà considéré comme un échec. HIDETAKA MIYAZAKI
Alors qu’il dirige déjà le prochain Armored Core, Miyazaki décide d’intégrer l’équipe qui bosse sur Demon’s Souls. Il commence en tant que programmeur, puis de fil en aiguilles, réussit à obtenir le rôle de directeur. Une fois en place, sa première décision est de faire table rase. Jusque là, l’équipe suivait la prérogative de Sony qui consistait à créer un Oblivion-Like. Miyazaki sait que ce n’est pas la bonne marche à suivre, et décide donc de prendre des décisions drastiques. Déjà, on abandonne l’alternance entre première et troisième personne.
>À l’époque, l’approche était d’en faire un jeu à la première personne, ou plus précisément, un jeu dans lequel on peut basculer entre la caméra à la première et à la troisième personne. Personnellement, je ne pensais pas que nous pourrions rivaliser en adoptant la même approche qu’Oblivion , et je voulais donc mettre l’accent sur des éléments de gameplay comme le combat et l’exploration. J’ai dû faire beaucoup d’efforts pour convaincre tout le monde qu’une perspective à la troisième personne était la meilleure solution. HIDETAKA MIYAZAKI
Voilà donc la direction à suivre : se concentrer sur les combats et l’exploration, le tout à la troisième personne. Le choix de la caméra est primordial car c’est elle qui va déterminer les mécaniques de gameplay, le level design, le placement des ennemis, etc. En s’inspirant d’un de ses jeux préférés, Ocarina of Time, Demon’s Souls peut se baser sur le lock pour rendre ses combats lisibles.
Le deuxième gros changement qu’il décide d’apporter, c’est l’importance de l’univers et la façon de raconter l’histoire. Son objectif, c’est de créer un RPG à l’ancienne avec les technologies modernes, ou en tout cas celles de l’époque. Un jeu qui ne nous tient pas par la main, mais qui laisse le joueur s’exprimer et laisse de la place à son imagination.
>Je veux que les joueurs soient balancés dans un royaume étranger et se demandent : “maintenant, qu’est-ce que je fais ?” » Cette sensation se trouvait dans tous les vieux jeux que j’aime – cette atmosphère de “je vais faire ça, mais est-ce que c’est bon ?” Par exemple, imaginez obtenir un bâteau dans un RPG, et ressentir cette sensation de “hey, je peux aller partout maintenant !”. […] On ne développe pas autour des cinématique ou de scénarios, comme le font beaucoup d’action-RPG. Notre objectif était plutôt que le joueur se sente récompensé simplement en jouant au jeu. Pas en terminant une quête ou en gagnant du loot, mais simplement en jouant. HIDETAKA MIYAZAKI
Miyazaki s’inspire finalement assez peu des jeux vidéos, et va plutôt puiser dans tout ce qui a pu nourrir son imagination. Les références à Berserk sont légion, à la hauteur de l’amour de MIyazaki pour le manga du regretté Kentaro Miura. Pour les visuels, il s’inspire aussi de Frank Frazetta, un des illustrateurs américains les plus populaires du XXe siècle. Il a notamment bossé sur la représentation de Conan le barbare, qui a largement influencé l’heroic fantasy, ce qui explique sans aucun doute que Miyazaki se soit intéressé à son travail. Il s’inspire aussi de jeux de rôles, de littérature, de cinéma, mais finalement assez peu des autres jeux vidéo, ce qui explique peut-être en partie pourquoi Demon’s Souls se démarque autant des tendances à l’époque de sa sortie.
Mais cet amour des jeux de rôle papier à l’ancienne va aussi dicter le fondement de ce que deviendra la formule iconique des Souls. Miyazaki le dit lui-même, la première chose qu’il cherche à mettre en place dans un jeu, c’est le gameplay. Tout le reste n’est que la suite logique qui découlent du game design :
>On ne fonde pas nos jeux sur des influences spécifiques, et on ne commence pas par imaginer le monde du jeu. A la place, je commence par observer les mécaniques de jeu et les concepts clés, et seulement après j’imagine un monde qui enrichit ces concepts et se construit autour. Avec ça, je trouve que la dark fantasy est un genre qui s’aligne naturellement avec ma sensibilité créative et correspond bien aux jeux. HIDETAKA MIYAZAKI
Voilà donc la naissance de la formule des Souls telle qu’on la connaît aujourd’hui. Une formule qu’on pourrait globalement définir par deux idées qui englobent la vision de Miyazaki : la liberté et l’accomplissement.
La liberté, on la ressent dès les premières minutes du jeu avec la création de personnage. On peut modeler son physique comme on le souhaite, on choisit une classe au début du jeu, et surtout, l’évolution du personnage est laissé à notre bon vouloir. On peut monter ses stats comme on le souhaite et utiliser l’équipement qu’on veut, même si de mauvais choix empêchent de pouvoir vraiment s’en servir. Une armure trop lourde engendre des roulades peu gracieuses et une arme sans les bonnes stats est aussi utile en termes de dégâts que de pas avoir d’arme. Du coup, cette liberté apporte aussi son pesant de responsabilité, car de mauvais calculs provoquent indubitablement un personnage bancal, ce qui augmente la difficulté du jeu. Et bien sûr, dans Demon’s Souls, l’attribution des points est irréversible.
Une liberté qu’on retrouve aussi dans l’exploration : on peut aller dans les différentes zones dans l’ordre qu’on veut dès qu’on a vaincu le premier boss. Il existe bien sûr un ordre logique pour réussir à progresser correctement, et aller dans une zone trop tôt se paiera par un compteur de morts qui s’envole. Mais on a littéralement parlant la capacité d’aller où on veut. Dans Demon’s Souls, le Nexus sert de hub qui relie les différentes zones du jeu et si ça nous chante, on peut très bien aller explorer la quatrième zone avant d’aller vers la deuxième. C’est justement cette possibilité qui transmet une impression de liberté, alors qu’en réalité le chemin logique s’imposera toujours par la force des choses.
D’ailleurs, au-delà du sentiment de liberté, Miyazaki cherche aussi à créer un level design cohérent pour immerger le joueur, et suffisamment bien foutu pour rendre l’exploration intéressante. Un savoir-faire qui va contribuer à la renommée de Dark Souls, mais dont les bases sont posées avec Demon’s Souls. Les murs illusoires, les pièges, la verticalité apportée par les échelles et les ascenseurs, le placement des ennemis millimétré, les raccourcis, les pièges : tout est construit de manière à surprendre le joueur et le forcer à maitriser son environnement. Qui plus est, chaque zone a une ambiance propre qui s’imbrique à la perfection dans l’univers. Elles sont toutes déprimantes, mais offrent à chaque fois des panoramas variés. La tour de Latria et son système carcéral n’a par exemple rien à voir avec les souterrains du tunnel de Rocheroc. Petite anecdote au passage : le niveau préféré de Miyazaki est la deuxième partie du val fangeux, un… marais empoisonné.
Et pour finir avec la liberté, il y en a une très particulière qui influence directement le monde du jeu : les tendances, concept uniquement utilisé dans Demon’s Souls. Il y en a une attribué au joueur et une attribué à chaque zone, chacune allant de pure blanche à pure noire.
La couleur des deux tendances varient en fonction de vos actions. Pour la tendance du personnage, elle dépend surtout de vos actions en ligne : elle blanchit si on arrive à vaincre un envahisseur ou si on aide un autre joueur, et noircit lorsqu’on envahit un joueur ou qu’on tue des PNJ non hostiles. La tendance du monde, elle, varie selon plus de facteurs : elle blanchit quand on tue un boss, si on tue un fantôme noir, si on tue un démon primordial ou si on tue un des persos qui apparaît lorsque la tendance du monde est noire. Elle noircit lorsqu’on meurt sous forme humaine, ou si on tue des persos qui apparaissent lorsque la tendance du monde est blanche.
Et il ne faut surtout pas croire que ces tendances sont anodines, car elles ont un énorme impact sur le jeu : la tendance du personnage définit la quantité de vie, les dégâts qu’on fait en ligne et les dégâts de certaines armes, tandis que la tendance du monde change carrément le niveau et les événements qui s’y déroulent : des passages s’ouvrent ou se ferment, des persos apparaissent ou pas, on peut obtenir certains objets seulement si la tendance est dans une certaine couleur. Ca influe aussi sur les points de vie des ennemis, sur leurs dégats, une tendance blanche a comme conséquence d’avoir plus d’objets de soins droppés alors qu’une tendance noire permet d’obtenir plus de pierre de forge, la tendance noire fait apparaître des ennemis spéciaux, etc. Les tendances étaient un concept très opaque et pas simple à appréhender, surtout au moment de la sortie du jeu où le wiki n’existait pas encore. J’ose même pas imaginer le travail de recherches que ça a du demander pour vraiment comprendre tous les impacts qu’elles ont. Et pourtant, c’est un concept vraiment super intéressant, car il donne de l’importance à nos actions. Elles impactent à la fois notre évolution et les niveaux qu’on traverse sans même qu’on s’en rende compte.
Aux côtés de cette liberté trône l’accomplissement personnel, le sel des Souls et la source de sa renommée. Parce que quand on parle des Souls, on relance souvent le débat interminable de la difficulté dans le jeu vidéo. Mais Miyazaki le dit lui-même : il ne cherche pas à créer des jeux difficiles, mais des jeux qui demandent des efforts au joueur. Enfin il dit ça, mais à la base, Demon’s Souls devait être bien plus punitif qu’il ne l’est actuellement, et aurait été un véritable enfer s’il était sorti comme ça. Miyazaki souhaitait initialement que chaque mort dans le jeu soit permanente, et que les joueurs en pleine crise de nerf voient leur sauvegarde supprimée de la console. Imaginez un peu le tableau : Chaque essai raté contre un boss vous oblige à recommencer tout le jeu. Chaque mob qui vous met LE coup de trop supprime toutes vos heures passées à progresser. Chaque chute dans le vide signifie TOUT recommencer. Chaque piège, chaque rat, chaque rebord et même le boss de fin du jeu peut vous forcer à repartir de zéro ! Imaginez un peu le calvaire. Heureusement, il s’est ravisé et a plutôt mis en place le système de récupération d’âme, quand même beaucoup plus sympa et en plus cohérent avec la philosophie du jeu.
>On veut que les joueurs ressentent le poids de leurs actions, cet aspect est lié au concept d’accepter l’échec. Le risque de perdre un nombre substantiel d’âme à cause de leur mort était jugé nécessaire pour magnifier le sentiment d’accomplissement que les joueurs ressentent lorsqu’ils les récupèrent plus tard. HIDETAKA MIYAZAKI
Parce que oui, la mort fait partie intégrante de la boucle de gameplay. Les Souls sont assurément des Die & Retry, où l’échec est synonyme d’apprentissage. Selon Miyazaki, il faut progresser pas à pas et ne pas voir Demon’s Souls comme un jeu où on meurt souvent, mais plutôt comme un jeu qui teste constamment notre connaissance de ses mécaniques, qui nous demande d’être concentré et observateur. On doit être totalement impliqué pour que l’experience ait un sens, parce que c’est cette implication qui est au cœur de tout le game design. Tous les outils sont à notre disposition, si on sait où les trouver et comment s’en servir. Par exemple, les statistiques représentent bien cette idée : même quand leur nom est explicite comme la vitalité ou la force, elles sont expliquées de manière laconique et leur impact concret reste souvent mystérieux. Mais à force d’expérimentations, on finit par comprendre leur logique. Autre exemple dans le même genre : le choix de l’objet au début du jeu est flou quand on lance le jeu pour la première fois. Et d’ailleurs, comme Miyazaki est peu taquin, il a lancé les joueurs sur une fausse piste lors d’une interview. Quand on lui a demandé quel objet il prendrait pour commencer Dark Souls, il a répondu que c’était le pendentif ou rien. Sauf que quand on regarde la description de l’objet, on se rend compte qu’il ne fait rien de particulier. Alors la communauté s’est mise à chercher pendant des mois un sens caché… Et un an plus tard, dans une autre interview, Miyazaki déclare dans le plus grand des calmes que c’était simplement une blague. Miyazaki, un vrai troll ? Si on pouvait encore avoir des doutes, la réponse est désormais limpide.
Pour en revenir à la philosophie du jeu, l’aspect Die & Retry se ressent aussi dans les combats, mais d’une manière différente : eux se basent uniquement sur le timing. Miyazaki affirme avoir été inspiré par le film Excalibur de John Boorman, et cherche à proposer des combats de chevaliers. Chaque coup porté est lent, avec un temps d’exécution de plusieurs secondes pour les attaques les plus lourdes. La très grande majorité des ennemis sont lents eux aussi, et leur patterns restent lisibles à quelques exceptions près. On est très loin d’un beat’em all comme Devil May Cry ou Bayonetta, ou des jeux de combat comme Street Fighter, qui demandent de vrais reflexes et un apprentissage mécanique. Dans les Souls, il n’y a pas de combo ou d’enchainements particulier à apprendre, le personnage évolue uniquement via ses stats. En réalité, les combats se basent surtout sur l’analyse des mouvements adverses et l’apprentissage, chose qui demande principalement du temps et de la patience. En plus, il existe des tonnes de façons de se rendre la vie plus facile si on fait attention aux détails. Utiliser une arme contondante face aux squelettes ou des dégâts perçants face aux mineurs sont des exemples d’astuces qui permettent de progresser un peu plus facilement.
Mais tout ça ne fonctionne qu’à une seule condition : que le jeu ne soit jamais injuste. On va pas se mentir, les Souls sont des jeux mesquins où vous pouvez servir de gouter à un coffre et enclencher des pièges à chaque couloir, sans compter les ennemis planqués et les murs invisibles. Et parfois, la caméra pète les plombs. Mais globalement, un joueur averti pourra éviter la majorité des problèmes et s’en sortir sans trop de frustration. Sauf que, si le jeu avait des hitbox totalement incongrues, des bugs de collision ou un game design bancal avec par exemple des tonnes d’ennemis en face de vous, créer un sentiment d’accomplissement serait impossible.
>La difficulté du jeu est volontairement élevée, ce qui amène des morts fréquentes. Cependant, je fais mon possible pour m’assurer que la cause de l’échec ne soit pas la faute du jeu. Quand un joueur échoue, il est crucial que ce soit la conséquence de ses propres actions. Sinon, il risque de perdre la motivation de s’améliorer. Qui plus est, gagner grâce à de vagues probabilités n’est pas désirable. Je crois que cette approche est différente de celle de simplement expérimenter une défaite à cause d’un mauvais game design ou d’être vaincu à cause d’un coup critique. Atteindre cette balance est cruciale, c’est un choix de design qui encourage les joueurs à persévérer même en situation d’échec, sans pour autant les démotiver. C’est un aspect essentiel du jeu. HIDETAKA MIYAZAKI
Alors bien sûr, il y a les boss qui viennent vous barrer la route. Rares sont ceux qu’on terrasse du premier coup, et j’ai souvent eu envie de balancer ma manette face au rôdeur enflammé ou l’antropophage. Mais comme pour le reste, ils font simplement partie d’un processus plus vaste : ce sont des vérificateurs. Il sont l’étape finale d’un lieu, placé spécifiquement à cet endroit pour vérifier que le joueur a bien appris sa leçon. En plus d’être pour une bonne partie d’entre eux franchement stylés et souvent mémorables, ils représentent le point culminant de la progression du joueur, avant de le laisser continuer sur des sentiers toujours plus ardus. Pour se faire, Miyazaki a voulu s’assurer que chacun d’entre eux exigeait une stratégie différente, pour ne pas créer un sentiment de reddite. Ils doivent toujours être une forme de surprise, avoir un concept spécifique. Et pour l’anectdote, le boss préféré de Miyazaki dans Demon’s Souls est… le Juge :
>Le Juge est mon personnage préféré, à tel point que j’ai même créé un objet spécial (le bouclier du Juge) rien que pour lui. Cela peut surprendre, mais le Juge est l’un des boss pour lequel j’ai eu le moins de mal à trouver une image. Puisque la zone du Sanctuaire des tempêtes a été définie comme “un sanctuaire des morts, louant un héros d’une religion païenne”, j’ai imaginé un démon qui “juge les morts” pour le premier boss. Comme c’est un dieu païen, je voulais qu’il ait un aspect inhabituel et chaotique. En mélangeant quelques images de dieux primitifs, j’ai pensé que nous pourrions créer un concept très brut, et c’est de là qu’est né le Juge tel qu’il apparaît dans le jeu. HIDETAKA MIYAZAKI
Et pour l’univers c’est pareil : il faut s’investir. Les fans le savent, les Souls sont dotés de monde incroyablement denses. Et pourtant, bon nombre de joueurs sont passés à côté, les considérant à tort comme des jeux sans histoire. Alors qu’on a l’habitude dans les RPG d’avoir des pavés de texte et des tonnes de personnages avec qui parler, ici on ne croise que quelques dépressifs qui n’alignent que quelques phrases. Parce que, comme pour tout le reste, la connaissance du monde se mérite par l’implication : lire les descriptions d’objets, observer les environnements, comprendre et faire des relations entre les sous-entendus et les non-dits, etc. Un exercice loin d’être facile, mais qui ouvre des portes à des univers passionnants et dignes d’intérêts, en plus de créer un fort aspect communautaire. C’est désormais connu, les Souls sont des jeux à wiki, où on peut passer énormément de temps à lire de nombreux sujets, alimentés par des communautés toujours plus investies.
>Je n’ai pas fourni d’explications explicites dans le jeu car je pense que cela oblige les joueurs à creuser plus profondément, et l’essence de ce jeu réside dans l’excitation de percer les mystères par soi-même. Un monde où toutes les règles sont exposées peut être banal, c’est pourquoi j’ai créé un monde qui semble énigmatique. […] Notre approche consistait à éviter délibérément toute narration préétablie. Il n’y a pas d’histoire prédéfinie qui se déroule devant vous. HIDETAKA MIYAZAKI
D’où le fait que la narration environnementale soit si importante dans le jeu. Beaucoup d’éléments de lore peuvent être compris simplement en regardant autour de soi. En fait, l’entiereté du jeu est construite autour de l’implication du joueur, c’est pour cette même raison qu’il n’y a pas de carte. C’est quelque chose de très rares dans les RPG de l’époque, ça tient presque de l’exception. Mais selon Miyazaki, c’est indispensable pour s’approprier les lieux :
>Même s’il s’agit au départ d’un lieu inconnu, il devient progressivement familier au fur et à mesure que vous l’explorez. Ce sentiment de familiarité est vraiment précieux. Dans un sens, il rappelle les jeux plus anciens. En l’absence de carte, les environs s’ancrent dans votre esprit. Le fait de s’aventurer à plusieurs reprises dans le donjon grave les chemins dans votre mémoire. Je pense que ce sentiment est une excellente source d’accomplissement. HIDETAKA MIYAZAKI
L’autre grande force des Souls réside dans leur système multijoueur. Système qui va d’ailleurs déplaire à Sony, à qui l’on demande d’investir dans des serveurs et leur maintenance pour un jeu présenté comme un jeu solo. On peut le résumer à quelques éléments principaux : les messages pré-conçus et anonymes, les taches de sang pour voir les derniers moments d’un joueur, recevoir ou proposer un coup de main via les invocations entre joueurs, et l’invasion où le but est de tuer le joueur envahi.
L’origine de cette idée est en fait due à une expérience personnelle où ma voiture s’est soudainement arrêtée sur le flanc d’une colline après de fortes chutes de neige et a commencé à glisser. La voiture qui me suivait s’est également retrouvée coincée, puis celle qui la suivait s’est spontanément heurtée à elle et a commencé à la pousser pour remonter la pente… C’est comme ça que tout le monde peut rentrer à la maison ! Puis c’était mon tour et tout le monde a commencé à pousser ma voiture en haut de la colline, et j’ai réussi à rentrer chez moi en toute sécurité. Mais je n’ai pas pu arrêter la voiture pour remercier les gens qui m’ont poussé. Si je m’étais arrêté, je serais resté coincé à nouveau. Sur le chemin du retour, je me suis demandé si la dernière personne de la file était rentrée chez elle, et j’ai pensé que je ne rencontrerais probablement jamais les personnes qui m’avaient aidé. Je me suis dit que si nous nous étions rencontrés dans un autre endroit, nous serions peut-être devenus amis, ou peut-être nous serions-nous simplement disputés… HIDETAKA MIYAZAKI
Et c’est exactement ce qu’on retrouve dans les Souls : on ne peut pas utiliser de micro pour communiquer à l’oral ou utiliser un chat pour communiquer à l’écrit. Les interactions sont limitées pour ne pas perturber la sensation de solitude, tout en appuyant malgré tout sur le fait que d’autres joueurs sont dans la même situation.
>J’ai constaté que les jeux en ligne existants impliquent une charge de communication élevée, ce qui crée une barrière qui m’empêche de les apprécier. […] J’ai dit à Sony : “Si le jeu en ligne ressemble jusqu’à présent à un appel téléphonique, ce que nous voulons, c’est plus proche de l’email”. […] Premièrement, je voulais éliminer le besoin d’une communication instantanée et deuxièmement, je voulais supprimer son aspect physique, c’est-à-dire la nécessité d’une communication vocale. La combinaison de ces deux concepts a donné naissance au mode en ligne asynchrone unique présent dans Demon’s Souls. HIDETAKA MIYAZAKI
Alors forcément, avec tout ça, on est quand même très loin d’un Oblivion, parce que oui rappelez vous, c’est quand même ce pour quoi Sony avait signé. On pourrait croire que ces changements n’allaient pas plaire à Sony car ils s’éloignent considérablement de ce que l’éditeur avait en tête. Mais le contexte très particulier du développement de Demon’s Souls laisse carte blanche à Miyazaki. Et ce, pour deux raisons : déjà, le jeu est constamment à la limite de l’annulation tant il est d’ores et déjà considéré comme un échec. Et surtout, Sony n’a rien de mieux à proposer comme RPG durant cette période et la proposition de FromSoft reste sa seule opportunité. Ca… et un peu de filouterie de la part de Miyazaki.
>Honnêtement, nous n’avons pas vraiment mentionné la difficulté du jeu lorsque nous avons fait les présentations à Sony. Nous savions que certains membres de l’éditeur nous demanderaient de la changer, donc pendant la présentation, je n’en ai pas parlé. Bien sûr, j’en ai informé Takeshi Kajii, notre producteur direct chez Sony, mais il était d’accord avec moi. Il pensait que si nous avions parlé ouvertement de la place de la mort dans le jeu, les gens du marketing seraient parti en courant. HIDETAKA MIYAZAKI
Le jeu se montre pour la première fois en 2008 au Tokyo Game Show. Et pour résumer ça simplement, ça a été une véritable catastrophe. Le jeu est ouvert à ceux qui veulent s’y essayer à travers une démo d’environ 10 minutes, un cadre pas du tout viable pour un jeu comme Demon’s Souls.
Les gens étaient initialement enthousiastes à l’idée d’un jeu de dark fantasy, mais ils étaient très critiques à l’égard de la jouabilité. Beaucoup de gens pensaient que nous étions encore en train de travailler sur le combat à ce stade du développement, alors qu’il était presque terminé ! En vérité, Demon’s Souls ne se prête pas aux avant-premières, en particulier dans les salons. Il est impossible de comprendre son approche en cinq minutes. […] Seule une poignée de joueurs a terminé la démo. Certains ont même posé la manette pendant l’écran de création de personnage, ce qui était particulièrement décourageant. TAKESHI KAJII
La pilule est difficile à avaler pour l’équipe de développement, qui croyait dur comme fer à la vision de Miyazaki. La crainte que Sony exige des modifications profondes du gameplay prend de plus en plus d’ampleur. Mais la bonne étoile du projet continue de briller, puisqu’au même moment sort un autre jeu du studio, Ninja Blade. Le jeu d’action marche bien et garantit ainsi l’amortissement du potentiel échec de Demon’s Souls, ce qui permet à Miyazaki de conserver carte blanche sur le développement du jeu.
Demon’s Souls finit par sortir le 5 février 2009 au Japon. Le jeu se vend à 20 000 copies la première semaine, un chiffre relativement faible. Sony et From Soft n’avaient pas d’attentes particulières, mais ces chiffres de ventes les déçoivent malgré tout, ce qui donne une bonne idée du naufrage que représente le jeu à ce moment-là. Sony abandonne toute idée de l’exporter en dehors des frontières nippones, et Miyazaki se voit déjà retourner sur des jeux de mécha.
>Pendant la période où nous venions d’achever le développement, l’évaluation et les prévisions de ventes du jeu n’étaient pas bonnes, et je n’imaginais pas avoir une autre chance de développer un jeu similaire. HIDETAKA MIYAZAKI
Mais c’était sans compter sur les joueurs occidentaux qui mettent la main sur le jeu. Les Youtubers, et les streamers montrent le jeu à leur audience, la presse JV en parle en des termes dithyrambiques, et tout ça lui octroie une certaine réputation. Le bouche à oreille fait son chemin, et une véritable attente se crée. Bandai Namco et Atlus y voient une bonne opportunité et décide d’éditer le jeu en Occident. Atlus le publie alors aux Etats-Unis et Bandai Namco en Europe.
Lorsque Demon’s Souls sort le 6 octobre 2009 en Amérique du Nord et le 25 juin 2010 en Europe, c’est un véritable carton. Les ventes sont excellentes, le jeu reçoit des récompenses et gagne l’amour des joueurs, qui retrouvent un jeu exigeant dans une période où l’industrie produisait surtout des jeux à QTE et tutoriels à rallonge. Une erreur de la part de Sony qui n’a pas su voir le potentiel du jeu, ce que l’entreprise reconnaîtra bien plus tard, notamment à travers les propos du président de l’époque, Shuhei Yoshida :
>Pour mon expérience personnelle de Demon’s Souls, lorsqu’il était presque terminé, j’ai passé environ deux heures à y jouer, et après tout ce temps, j’étais toujours bloqué au début du jeu. Je me suis dit : “C’est de la merde. C’est un jeu incroyablement mauvais.” Alors j’ai arrêté et je l’ai mis de côté. Nous avons sous-estimé la qualité de Demon’s Souls, et pour être honnête, les médias japonais ont fait de même. Nous avons définitivement raté le coche du point de vue de l’éditeur et du point de vue de la gestion du studio. Nous n’avons pas été capables de saisir la valeur du produit que nous faisions. SHUHEI YOSHIDA
C’est grâce à ce succès occidental que Dark Souls entre en développement.
Et après ça, beaucoup se disent que Demon’s Souls va simplement tomber dans l’oubli. Beaucoup de joueurs commencent leur épopée avec Dark Souls, Bloodborne enchante tout le monde, et même si c’est souvent en mal, on parle beaucoup de Dark Souls 2. Tous les jeux de FromSoft enflamment internet, mais Demon’s Souls semble être resté sur le quai, regardant tristement le train de la hype partir sans lui. Mais tout change lorsqu’une annonce impromptue est faite.
A la surprise générale, le titre de lancement de la PlayStation 5 est le remake de Demon’s Souls. A la double surprise pour être précis, parce que c’est aussi le début de la hausse des prix de vente, qui passe de 70 à 80 euros. D’ailleurs, c’est assez drôle de voir Shuhei Yushida présenter le jeu et dire qu’il est « cher à son cœur » quand on sait ce qu’il pensait du jeu original. Une sorte de petite revanche pour Miyazaki, sans aucun doute. Bref, derrière ce jeu qui épate tout le monde grâce à ses visuels époustouflants, on retrouve un studio qui a déjà fait des merveilles par le passé : BluePoint Games.
BluePoint Games, c’est un studio spécialisé dans les remaster et les remake. Depuis la God of War Collection en 2009, chaque jeu qui a suivi était en fait le portage, le remaster ou le remake d’un jeu culte. On leur doit par exemple la collection Metal Gear Solid sur PS3 et Xbox 360, la collection Uncharted, ou encore le remaster de Gravity Rush. Mais le jeu qui va vraiment les démarquer, c’est le remake de Shadow of the Colossus sur PS4.
Quand il est sorti sur PS2, c’était déjà une grosse claque pour tout le monde. Le jeu de Fumito Ueda, oui encore lui, a marqué l’industrie par son minimalisme, sa créativité et aussi sa technique qui était incroyable pour l’époque. Et le remake, sorti sur PS4 en 2018, réussit l’incroyable tour de force d’être une réplique identique du jeu en étant visuellement sublime. C’est assurément l’un des plus beaux jeux de la PS4, encore agréable à l’oeil même aujourd’hui, six ans après sa sortie. Cet exploit, BluePoint l’a réussi en recréant entièrement le jeu, avec leur moteur maison, le BluePoint Engine. Alors, en voyant le résultat pour Shadow of the Colossus, qui pourrait être mieux placé pour un remake de Demon’s Souls ?
Alors ils s’attèlent à la tâche, et comme pour Shadow of the Colossus, y a du boulot. La première chose à faire, c’est de récupérer le code source du jeu. Ils pourraient très bien tout reproduire en jouant eux-mêmes au jeu, mais ça impliquerait forcément des biais dans l’interpretation de ce qu’ils jouent, ce qui reviendrait indubitablement à réduire la fidélité au matériau d’origine. En récupérant le code original, ils peuvent l’intégrer dans leur moteur de jeu qui est compatible avec la PS5. En gros, ils font tourner le Demon’s Souls original sur PS5, ce qui leur sert de base de travail pour la suite. Et si ça peut sembler simple dit comme ça, c’est beaucoup plus compliqué que ça en a l’air.
Il faut choisir les bouts de code qui seront conservés tels quels et ceux qui seront ajoutés par les équipes. Et c’est pas une mince affaire, même s’il y a certaines évidences. Par exemple, c’est évident qu’il faut retravailler les animations pour coller à l’ambition graphique du remake, et garder les IA des boss identiques à celles de l’original car ça faisait partie intégrante de son identité. Mais ça veut quand même dire qu’il faut analyser chaque parcelle du jeu pour déterminer ce qui doit être amélioré, retiré, modifié, sans toucher à l’essence même du jeu.
Et ce n’est pas tout, puisqu’ils cherchent à récupérer le maximum d’informations. Par exemple, récupérer des concepts arts est hyper important pour les artistes pour retravailler au mieux les visuels. Forcément, sur PS3, on perdait beaucoup de détails quand on modélisait un monstre ou un lieu. Avec les concepts arts, les artistes ont accès à des visuels plus précis, plus authentique, et surtout plus proche de la vision initiale sans que l’aspect technique entre en compte.
Mais évidemment, ce n’est pas si simple, parce que le code de l’époque dépend aussi du contexte. La PS3 et la PS5 sont des consoles très différentes, avec des limitations différentes, et ça implique forcément que le code d’hier est très différent du code d’aujourd’hui. Et là, vous devez commencer à voir la montagne de travail que ça représente : énormément de temps durant le développement est consacré à éplucher les données. On était limité à 256 couleurs à l’époque, les textes étaient ultra compressés, et tout un tas de détails qui semblent anodins mais qui sont pourtant fondamentaux dans la création d’un remake. Et en plus de ça, autre petit détail qui n’en est absolument pas un, FromSoftware est une boite japonaise alors que BluePoint est une boite américaine. Ce qui veut dire que les documents de références et même le code sont en japonais, et qu’il faut donc les traduire. C’est Sony qui s’en est occupé, mais forcément, ça prend du temps.
L’étape d’après, c’est de rendre le jeu plus moderne. Parce que si le remake était un simple copié collé, ça voudrait dire qu’on jouerait à un jeu de 2009 en 2020. Inévitablement, ça implique de changer la formule par petite touches.
Pour bien faire les choses, BluePoint commence par éplucher internet. Les discussions sur les forums, sur Reddit, les wiki, les playtrough, tout ce qui permet d’avoir des retours concrets sur la façon dont les joueurs perçoivent tel ou tel élément du jeu. Et là, ils déterminent ce qu’ils considèrent comme pertinent et le change ensuite dans le remake. Ça peut être tout et n’importe quoi : par exemple, ils modifient le taux de drop des ennemis avant Phalanx car ils se sont rendu compte que beaucoup de joueurs ont arrêté le jeu avant de l’avoir vaincu, et ils pensent qu’il faut au moins réussir à vaincre l’un des premiers boss pour comprendre la philosophie du jeu. Ils modifient légérement la caméra, qui était parfois un enfer dans l’original, ils rajoutent des tutoriels pour éclaircir certains aspects du gameplay comme la magie, ce genre de choses. Mais globalement, et spécifiquement pour Demon’s Souls, c’est difficile de choisir quoi changer. Parce que le jeu est volontairement ambiguë, et comprendre la philosophie des développeurs sur la tendance des mondes par exemple, c’est loin d’être aisé.
Donc, ouais, ça implique des partis pris. Le plus flagrant concerne sans doute l’architecture, notamment celle de Boletaria : dans la version de 2009 elle est inspirée de l’architecture romane, alors que celle du remake tire beaucoup plus vers le gothique.
Et parfois, comme je le disais un peu avant, on a affaire à des changements liés au manque de détails de la version PS3. Par exemple, le rôdeur enflammé ***ne ressemble pas tant que ça à l’original. Parce qu’on a beau en avoir une image précise en tête quand on essaye de se souvenir, dans les faits c’est effectivement une vague forme humanoïde en feu. Ça fait souvent ça avec les jeux : je suis sûr que les fans de FFVII ont un souvenir totalement différent de la réalité quand il s’agit des visuels du jeu. Moi, ça m’a fait ça récemment avec FFXII* : à sa sortie j’avais l’impression que c’était le plus beau jeu de la terre, et en le revoyant récemment, ben forcément ça ne collait pas avec mes souvenirs. Bref, pour le rodeur enflammé, c’est la même chose : si on arrive facilement à combler les manques avec son imagination, une fois qu’on prend le modèle et qu’on l’analyse en détail, on se rend compte que c’est pas trop ça. Les artistes de BluePoint Game ont donc appliqué la méthode décrite un peu avant : ils ont demandé les concepts arts. Sauf que, petit soucis, le concept art ne dépeint absolument pas la forme finale utilisée dans le jeu. Il ne reste alors qu’une seule solution : proposer sa propre vision.
Mais il n’y a pas que les visuels, l’audio aussi a été totalement retravaillé. Au-delà de la réorchestration des musiques qui sont d’ailleurs assez rare, tout le travail sur l’ambiance sonore est vraiment impressionnant. Et il ne faut pas sous-estimer son importance, car le son contribue tout autant à l’ambiance que le reste.
Qui plus est, les sensations sont amplifiées via la technologie embarquée dans la manette de la PlayStation 5, la DualSense. Les retours haptiques sont synchronisés avec les effets audios et renforcent l’immersion.
Et donc avec tout ça, vous devez vous dire : « ouais ok tout ça c’est très bien, mais en fait c’est vraiment plus le même jeu ». Parce que oui, depuis le début, je vous parle surtout des modifications. Mais en fait, la fidélité au jeu d’origine est au moins aussi grande que la différence d’expérience due aux changements. Et pour vous le prouver, pas besoin d’aller bien loin : regardez simplement les 10 premières secondes du premier niveau de Bolétaria. Tous les objets servant de décorations sont placés exactement au même endroit dans le remake. Et pourtant, personne à part trois fanatiques n’aurait remarqué leur absence. Mais non, ils sont bien là. Et ce genre de comparaisons, on peut les faire dans tout le jeu et se rendre compte de la minutie incroyable des développeurs.
Reste alors la question de la sixième stèle. Dans l’original, on trouve dans le Nexus une stèle cassée, qui correspond à la terre des Géants. En termes de lore, ça s’explique par le fait que les géants ont été les premiers à être touchés par la brume dévastatrice qui pullule dans le monde de Demon’s Souls. Mais si on regarde la chose d’un oeil plus pragmatique, il s’agit sans doute d’un DLC finalement abandonné. On n’a jamais eu de réponse claire sur le sujet, mais la théorie la plus probable est qu’il s’agit d’un niveau finalement abandonné pour tenir les délais. Cette hypothèse est d’ailleurs appuyée par l’analyse des données du jeu, qui dévoile du contenu inutilisé : par exemple, on trouve la mention d’un Yeti, qui donne un indice sur la température de cette région nordique habitée par les géants. On trouve aussi une allusion à un enfant, le seul et unique parmi tous les Souls, et des hommes bêtes de différents types.
Alors, quand l’annonce du remake est officialisée avec un trailer, de nombreux fans se demandent s’ils vont finalement pouvoir accéder à cette zone abandonnée. Leurs espoirs vont vite s’effondrer quand les développeurs déclarent en interview que ce ne sera pas le cas : BluePoint ne rajoutera au remake aucun nouveau contenu, si ce n’est quelques exceptions comme le mode fracturé qui permet de jouer dans un mode miroir. Et si cette attente pouvait être légitime, surtout quand on voit certains remake comme celui de Resident Evil 2 ou celui de Final Fantasy 7, c’était sûr que BluePoint n’allait pas le faire car ça ne correspond pas à leur démarche. Eux, ils prennent les jeux originaux, les magnifie à travers l’évolution technologique, et restent le plus fidèle possible au matériau d’origine. C’était déjà le cas avec Shadow of the Colossus, ou la fameuse porte fermée qui a intrigué internet pendant des années est restée la même dans le remake.
Fort heureusement, ça n’a en rien entaché le succès de Demon’s Souls Remake : à sa sortie, il est acclamé par tous, que ce soit la presse ou les joueurs, et se vend très bien. En septembre 2021, Sony annonce avoir écoulé 1,4 million de copies, ce qui peut paraître peu quand on voit les chiffres astronomiques d’Elden Ring, mais il ne faut pas oublier d’une part qu’il s’agit d’une exclusivité PS5, qui était par ailleurs frappé par la pénurie à cause du Covid, et d’autre part qu’il s’agit d’un remake et non d’une oeuvre originale.
Pour moi, Demon’s Souls fait partie de la même catégorie de jeu que Ico, ce qui est assez ironique quand on sait l’importance que revet le jeu de Fumito Ueda pour Miyazaki. Ils ont le même destin : des influences majeures de l’industrie, des jeux qui ont tout changé, mais qui n’ont pourtant pas connu un succès commercial. Dans les deux cas, ça sera le jeu suivant qui mettra leur créateur sur le devant de la scène : Dark Souls pour Miyazaki et Shadow of the Colossus pour Ueda. Parce que oui, Dark Souls apporte beaucoup de changements par rapport à Demon’s Souls : il corrige de nombreux défauts, abandonne les concepts trop perchés comme les tendance, et magnifie le level design grâce à une interconnexion digne des meilleurs metroidvania. Mais en soi, quiconque aime Dark Souls devrait aimer Demon’s Souls, tant ils sont similaire dans leur philosophie. Et pourtant, il a longtemps été mis de côté, sans doute aussi à cause du fait qu’il n’est disponible que sur PS3, le rendant peu accessible comparé aux autres Souls. Un fait dommageable, réparé lors de la sortie du remake, mais qui va longtemps lui aussi rester peu accessible à cause de la pénurie de PS5. Et finalement, même si les puristes vont raler sur certains choix d’adaptations, à raison dans certains cas et à torts dans d’autres, ça reste à l’heure actuelle la porte d’entrée la plus simple pour jouer au premier des Souls. Et je suis bien content que ce remake existe, car Demon’s Souls est un jeu qui mérite pleinement l’attention des fans, tant il regorge de bonnes idées. Il n’est pas irréprochable, et tout comme Bloodborne, je déteste par exemple le fait que les soins soient des consommable qu’on doit farmer. Ca a beau être l’un des Souls les plus simples, le fait que la barre de vie diminue quand on meurt le rend pourtant plus ardu pour les nouveaux venus. Les tendances, même si l’idée est géniale sur le papier, rend le jeu encore plus frustrant dans la pratique. Mais tout ça, ça pèse pas bien lourd dans la balance. Imaginez un peu la révolution que c’était à sa sortie. 2009 était une année bien remplie dans le monde du jeu vidéo : Batman Arkham Asylum, Assassin’s Creed 2, Borderlands, Dragon Age Origins, Bayonetta, Brutal Legends, Madworld, et j’en passe. Mais aucun de ces jeux n’avait l’originalité d’un Demon’s Souls. Une âpreté comme on n’en voyait plus, une exigence envers le joueur devenue l’apanage des jeux rétro, une richesse dans tous les aspects du jeu devenue bien trop rare. Demon’s Souls était une révolution, une révolution passée sous le nez de la grande majorité des joueurs. Fort heureusement, Dark Souls a redressé ce tort, mais il ne faut jamais oublier que tout ce qui a suivi depuis n’aurait jamais vu le jour sans les bases posées par Demon’s Souls.