Vancouver, dans les années 80. Ou peut-être à une autre époque, je ne sais pas. Qu’est-ce que ça changerait de toute façon ? Peu importe. Une dame dénommée Odette vient acheter mes services de détective. Elle croit que son otarie de mari la trompe, et me demande de confirmer ses doutes. Une affaire banale, en somme. Je me dirige donc vers Granville, le quartier un peu chic de la ville, où il travaille et traîne le soir. Il pleut, comme souvent ici. Les lumières des lampadaires et des néons se réfléchissent dans les flaques d’eau. Je déambule le long de la rue, en posant des questions aux passants que je croise ici et là. C’est finalement un de ses collègues qui m’indiquera qu’on peut le trouver au Bite, le bar huppé du coin. Après moult circonvolutions en tout genre, je réussis à m’introduire dans le bar. Ce que je finis par y découvrir me glace le sang, transformant cette enquête en véritable cauchemar…
Voici comment démarre l’aventure de Howard Lotor, le personnage principal de Backbone. Très inspiré de Blacksad – et pas seulement parce que les deux protagonistes revêtent un imper –, le titre se présente comme un thriller noir, avec ce qu’il faut d’enquête, de cigarettes et de jazz. L’histoire se déroule dans un Vancouver dystopique, sans jamais que le nom de la ville ne soit cité ou qu’une époque ne soit donnée. Parce qu’en réalité, le cadre importe peu : les complots fomentés dans l’ombre et les personnages portent le scénario sur leurs épaules. Et il faut bien avouer qu’ils y parviennent avec brio. Chacun d’entre eux dispose d’une écriture soignée, avec une personnalité stéréotypée – voire classique pour le genre – et pourtant unique. Que ce soit Renée, la journaliste qui vient aider Howard dans son enquête, Anatoly, l’ami d’Howard chauffeur de taxi à la vie de famille bien remplie, ou encore Clarissa, l’antagoniste classieuse et inquiétante, tous apportent une teinte à l’aventure, la gratifiant d’une palette de couleurs psychologiques riche et variée.
Un peu cliché le monsieur, mais sympathique
Bien entendu, les points communs avec Blacksad sautent aux yeux immédiatement. Au-delà des animaux anthropomorphes, les deux œuvres abordent des thématiques similaires. Le racisme, la lutte des classes, et d’autres sujets importants de notre société contemporaine sont explorés avec plus ou moins de subtilité. Mais à la différence de la bande dessinée, Backbone n’exploite que peu ou prou les attributs des espèces représentées. Howard, le personnage principal, pourrait aussi bien être un chien, une cigogne ou un paresseux que rien ne changerait dans son comportement. L’anthropomorphisme donne l’impression ici d’être simplement utilisé comme feuille de vigne pour ne pas traiter frontalement les thèmes sociaux abordés. Et même si cela n’entrave absolument pas l’immersion dans l’univers ou la qualité du scénario, je ne peux m’empêcher d’y voir une occasion loupée de creuser plus profondément une idée intéressante – à défaut d’être originale. Mais ne boudons pas notre plaisir, et mettons en avant la montée en puissance maitrisée et bluffante de l’intrigue. Plus angoissants et dramatiques, les événements se déroulant vers la fin de l’histoire et l’incroyable final laisseront peut-être une partie des joueurs sur la touche. L’équipe d’Eggnut réussit à contourner tous les codes mis en place précédemment pour bousculer le joueur sur ses certitudes et joue brillamment avec ses émotions. Certains seront consternés, d’autres ébahis, mais une chose est sûre : personne ne peut rester indifférent face aux choix d’écriture pris par le studio.
Une ambiance sombre
Un scénario et des personnages aussi portés par des dialogues remplis d’humour et toujours intéressants. Les conversations sonnent vraies. Elles sont naturelles et dynamiques, en plus d’être fluides. Et il en va de même pour l’écriture générale du titre, qui rappelle fortement celle de Disco Elysium. Un savoureux mélange de cynisme et de noirceur, abordant des sujets parfois difficiles avec une légèreté déconcertante, tout en laissant planer une ambiance mortifère lors de certains passages clés de l’intrigue. Un polar noir maitrisé, avec des enjeux concrets et une enquête rondement menée : voilà ce que propose Backbone. L’histoire est certes dirigiste, et la présence de choix de dialogue ne change que peu ou prou ce qu’il peut s’y dérouler. Tout au plus, la seule modification apportée concernera les relations avec les personnages, et de manière superficielle. Mais la possibilité de choisir notre prochaine phrase provient plus d’une volonté de donner corps à la personnalité de Howard, que de fournir une aventure à plusieurs embranchements. On ne choisit pas de dire que l’on a peur face à un homme – un rat, en fait – armé pour espérer que les choses se passent différemment. On décide de dire que l’on a peur car on cherche à étoffer la personnalité du protagoniste et la rendre crédible. Backbone s’affiche comme un vrai RPG, dans le sens où il permet au joueur d’incarner véritablement le personnage qu’il contrôle, en lui laissant choisir quelle serait sa réaction face à une situation donnée.
Des dialogues bien écrits et souvent drôles
S’il ne pouvait que compter que sur sa qualité d’écriture, Backbone serait déjà excellent. Mais le bougre s’appuie aussi sur sa direction artistique, sublime à tous les niveaux. Graphiquement déjà : le pixel-art et les textures plus réalistes se marient à merveille. Les personnages et les décors se présentent ainsi avec des pixels soyeux mais pas très fins, tandis que les lumières et l’eau font preuve d’un réalisme digne d’un AAA. Et quelle lumière ! Que ce soit celle des néons qui se reflètent dans les flaques, celle des lampadaires ou simplement celle du jour, toutes les lumières englobent les différentes scènes dans une atmosphère unique. Quant aux animations, si elles ne brillent pas par leur fluidité, elles ont néanmoins le mérite de renforcer la personnalité des personnages, grâce à des démarches spécifiques pour chacun d’entre eux. Une vision artistique qui rappelle le trailer de The Last Night et sublime le pixel-art comme peu l’ont fait auparavant.
Et que dire de l’incroyable bande-son, composée par Danshin et Arooj Aftab ? Tout simplement qu’elle accompagne à merveille l’ambiance du titre. Curieux mélange de trip-hop et de doom jazz, les 30 morceaux présents restent discrets mais se savourent avec plaisir. Quant aux doublages, c’est un peu plus compliqué : ils n’existent pas. Et oui, vous devrez parcourir l’aventure entièrement à la lecture. Une absence qui laisse parfois un certain vide. Certains passages font cheap, à cause du silence total qui accompagne un dialogue parfois crucial. Un choix qui peut se comprendre par la petite taille du studio et son manque de visibilité déçoit néanmoins, tant les voix manquent parfois, surtout lorsque l’on voit le reste de la direction artistique.
La façon dont les dialogues sont gérés rappelle fortement Disco Elsyium. Rien d’étonnant à ça puisque ce dernier fut un réel succès, et il ne fait aucun doute que beaucoup d’autres reprendront sa formule. Dans Backbone, le texte se positionne donc à droite de l’écran, avec l’apparence d’un fil Twitter. Un choix de game design qui rend la lecture plus agréable, tout en laissant les environnements conserver la majorité de l’écran. À noter cependant que le jeu n’est jouable qu’en version originale, et que la langue française est aux abonnées absentes. Bien que le niveau d’anglais requis ne soit pas très élevé, les anglophobes auront le moral en berne, puisque le titre se compose à 90% de lecture.
Un gameplay très simple
Concernant les 10% restants, le jeu demeure très sommaire. Quelques phases d’infiltration vous demanderont de ne pas être vu par les ennemis sous peine de recommencer la séquence, mais elles se révèlent aussi peu intéressantes que nombreuses. J’en viens même à me questionner sur l’utilité d’un tel ajout, tant il semble superflu et juste là pour diversifier le gameplay de manière artificielle. Car oui, Backbone est avant tout un jeu narratif, et la grande majorité des actions possibles consisteront à choisir une ligne de dialogue et cliquer sur les éléments du décor pour intéragir avec. Ne vous attendez surtout pas à un point’n click avec un inventaire par exemple, car il n’y a rien de tout ça dans le jeu.