Les jeux d’Europe de l’Est m’ont toujours attiré par leur manière de raconter leurs histoires. Une sorte de froideur, de dureté que je retrouve difficilement ailleurs. Frostpunk, This War of Mine, The Witcher 3… Tous ces jeux racontent des histoires difficiles avec un style bien particulier. J’admets ne m’être intéressé que très tardivement à INDIKA, et principalement parce qu’il est édité par 11 Bit Studio. Et autant dire que j’étais à mille lieues d’imaginer le genre d’expérience que ce serait.
Indika raconte la vie monacale d’Indika, une nonne aux premiers abords totalement normale. Le jeu s’ouvre sur une corvée consistant à remplir des seaux d’eau et faire des allers-retours… pour rien, puisque notre supérieure crache sur nos efforts d’un coup de pied dans le tonneau durement rempli. Mais derrière l’innocence d’Indika se cache une réalité des plus étrange : elle entend une voix dans sa tête. Une voix qui semble tout droit sortie des enfers, puisqu’il s’agit probablement du Diable lui-même. Après une cinématique terriblement déroutante, Indika est mise au placard, comprenez par là qu’elle est envoyée en dehors du monastère. Pour accomplir son objectif, à savoir transmettre une lettre, elle doit donc affronter le monde extérieur. Et si on avait déjà eu un bref aperçu de la folie ambiante, l’aventure en est parsemée tout du long.
Pour leur deuxième jeu, les développeurs Odd Meter ont fait un excellent travail sur les visuels. Bien sûr, il ne faut pas s’attendre à la qualité d’un AAA, mais les textures sont propres, les décors contribuent à l’ambiance, et certains panoramas sont vraiment sublimes. Mais ce n’est pas tant la technique qui surprend, que la direction artistique : le moindre élément visuel apporte de l’étrangeté à cette Russie imaginaire. Certaines architectures m’ont décroché la mâchoire, sans pourtant y trouver une logique qui l’ancrerait dans le réel. Tout parvient à nous désorienter, parce que rien ne nous permet de comprendre le fonctionnement de ce qui nous entoure. Et c’est sans compter sur la palette de couleur, très tournée vers le gris, qui rend tout presque terne. Indika n’est pas un jeu où il fait bon jouer, c’est un jeu pesant où le peu de lumière visible semble aussi froide que tout le reste.
Et ce n’est sans doute pas qu’une volonté artistique. Faisons un léger détour dans cette critique pour parler du statut actuel du studio, ce qui peut sembler de prime abord hors sujet mais se trouve être en réalité intrinsèquement lié au jeu. Le studio Odd Meter était en train de développer le jeu depuis un an lorsque la Russie attaqua l’Ukraine. Dix des quatorze membres de l’équipe quittèrent alors la Russie. Et il est probable qu’ils ne puissent jamais y retourner, et en admettant que ce soit le cas, ils sont passibles de vingt ans d’emprisonnement. En partie à cause des déclarations du président du studio, mais aussi parce qu’Indika critique ouvertement l’Église orthodoxe russe. Et si vous doutez de la véracité de cette critique, il suffit d’écouter les paroles de Svetlow, le président d’Odd Meter :
L’église orthodoxe russe est l’une des armes de la propagande russe. A l’église, ils disent aux gens “vous devriez aller en Ukraine et les tuer, mourir pour votre pays.” Vous arrivez à y croire ? Une église — une église chrétienne.
Si vous voulez en savoir plus, cet article de Polygon donne plus de détails.
On retrouve le poids de la réalité dans les dialogues d’Indika. Parce que notre nonne ne va pas voyager seule : elle tombe rapidement sur un soldat déserteur, qui la prend en otage lorsqu’il fuit sans anciens camarades. Sauf qu’il n’est pas très en forme : son bras droit est littéralement en train de pourrir. Convaincu de parler avec Dieu, sa foi le pousse à croire que c’est une épreuve divine. Que peut donner une nonne qui discute avec le diable et un déserteur mû par sa foi ? Des échanges philosophiques bien entendu. Indika parle frontalement de libre arbitre, de croyance, de religion. Mais il parle aussi plus subtilement de l’humain de manière générale, de sa façon de se percevoir, d’agir, individuellement ou collectivement. Il parle des comportements auto-destructeurs, de la haine que l’on peut s’infliger envers soi-même. Et s’il n’est pas toujours une perle narrative, il n’en reste pas moins un jeu unique à cet égard.
Rares sont les jeux qui parlent de religion, et plus encore le sont ceux qui tentent de la rendre ludique. Quelques subreptices passages du jeu utilisent la prière comme mécanique de gameplay, lors de séquence très intenses. Je ne peux pas en dire plus car ça serait gâcher la surprise, mais l’idée est vraiment intéressante, bien que trop peu exploitée.
C’est d’autant plus dommageable que les séquences de gameplay en dehors de la marche sont au mieux passables, au pire désagréables. Les principales actions qui vous sont demandées consistent à résoudre des énigmes diverses et variées : utiliser une grue pour débloquer un passage, se faufiler entre des cadavres de poisson sur une plateforme tournante – oui, vous avez bien lu –, ce genre de choses. Mais à l’exception de deux énigmes que j’ai trouvées particulièrement réussies grâce à leur utilisation de la perspective et du décor, la plupart sont peu exigeantes, et donc pas très intéressantes. Comme le gameplay est lourd, et que la solution saute aux yeux, il nous est plutôt demandé d’être patient que méticuleux. Il en va de même pour d’autres passages avec un gameplay spécifique, qui sont certes réussis en termes de mise en scène, mais le sont assez peu quand il s’agit de game feel.
Mais ce n’est pas ça l’important. Indika est un jeu narratif, et selon cet angle, il s’avère riche en surprises. Difficile de parler plus en profondeur du scénario, car tout le jeu repose sur cette surprise. Si vous veniez à connaître les péripéties avant de les découvrir, vous perdriez tout leur impact. Tout ce que je peux dire, c’est que l’expérience est très ramassée, il ne m’a pas fallu plus de 5h pour le terminer. Et malgré quelques longueurs, l’histoire est prenante, au moins aussi étonnante que la mise en scène qui bouscule ce qu’on a l’habitude de voir. Attention toutefois, Indika aborde aussi des thèmes sensibles, et il faut avoir le moral bien accroché pour vivre l’expérience. C’est assurément un jeu qu’il ne faut pas mettre entre toutes les mains.