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  • Test Sherlock Holmes : The Awakened - Mauvais Sherlock, bon Lovecraft

    By DonBear
    Published in Tests
    April 20, 2023
    9 min read

    Frogwares et Sherlock, c’est une belle histoire d’amour depuis 2002. Le studio fondé par des Français expatrié en Ukraine publie en moyenne un jeu tous les deux ans, majoritairement des jeux Sherlock Holmes. Mais justement, après la sortie de Chapter One en 2021, ils ont voulu changer un peu d’air et partir sur quelque chose de plus ambitieux. Sauf que la guerre a frappé à leur porte sans crier gare. Développer un jeu quand tout va bien, c’est déjà difficile. Alors en temps de guerre, ça paraît inconcevable. Mais les développeurs ne vont pas renoncer et vont plutôt revoir leurs ambitions à la baisse.

    Un peu de contexte

    Plutôt que de partir sur un monde ouvert horrifique comme c’était prévu, ils vont faire ce qu’ils savent faire. Nom de projet : Palianytsia, un nom symbolique pour les Ukrainiens, car il fait partie de la culture nationale. Un type de pain dont les Russes ont un mal fou à prononcer le nom, c’est d’ailleurs comme ça qu’ils reconnaissent ceux qui veulent se faire passer pour des Ukrainiens. Ce prochain jeu à la taille plus réduite sera horrifique, ce qui correspond en quelques sortes à l’état psychologique des développeurs qui vivent dans la peur et l’incertitude.

    Un exemple aussi sombre que simple : un missile pourrait tomber sur le bâtiment où se trouvent nos serveurs et effacer une grande partie de notre travail. Nous pourrions perdre des membres clés de l’équipe pendant des semaines ou, dans le pire des cas, pour toujours. Vous êtes alors contraint de trouver un moyen de continuer sans eux. Ces problèmes et d’autres encore prennent du temps et, pour être réaliste, de l’argent pour y remédier.

    Comme ils s’auto-éditent, le moyen le plus fiable est le crowdfunding. Frogwares lance une campagne Kickstarter le 4 août 2022 avec un objectif de 70 000 €. Ils vont en récolter plus de 250 000. Une sécurité financière qui permet au moins de développer le jeu sans problèmes financiers. Malgré les conditions de développement difficiles, les équipes s’accrochent et finissent par sortir leur nouveau jeu en moins d’un an.

    Un remake et une suite

    Sherlock Holmes The Awakened est un jeu surprenant pour deux raisons : la première, c’est qu’il est une suite à Chapter One, le précédent jeu Sherlock qui raconte la jeunesse du prodige et sa première enquête autour de la mort de sa mère. C’est un monde ouvert sympathique, qui prend place sur Cordona, bien loin des rues brumeuses de Londres. Le jeu n’est pas parfait, avec notamment des séquences de combat dont on se serait bien passé, mais l’enquête qui est au cœur du jeu est plutôt cool à suivre. Sauf que ce Chapter One au nom trompeur devait être une histoire indépendante qui n’appelait pas à une suite.

    Et face au besoin de faire un jeu rapidement dans des conditions difficiles, les développeurs se sont dits que ça serait peut-être pas mal de faire un remake d’un de leurs anciens jeux : La nuit des Sacrifiés. Sorti en 2006, il croise l’univers de Sherlock et de Cthulhu, un cadre parfait pour un jeu à l’ambiance horrifique même s’il ne l’est finalement pas du tout. Sauf que dans le Remake, ce n’est pas le Sherlock habituel qu’on va incarner. L’idée de The Awakened est de suivre la suite des événements après Chapter One pour voir ce qui a conduit Sherlock a devenir un génie torturé. Rien de mieux que des anciens et des cultes étranges pour troubler l’esprit d’un cartésien. On s’éloigne certes du personnage imaginé par Conan Doyle, mais on lui donne en échange une épaisseur scénaristique qui permet de mieux comprendre comment il est devenu cet enquêteur si saugrenu.

    Une enquête trop linéaire ?

    On retrouve donc un jeune Sherlock un peu parano sur les bords, quand il croit à un complot envers sa personne lorsqu’il trouve son journal dans un piteux état. Ni une, ni deux, voilà une bonne occasion de s’occuper l’esprit. Cette mini enquête, qui sert de tutoriel, permet de découvrir le gameplay avec un scénario assez détendu, et ça tombe bien parce que le jeu en a bien besoin : pour quiconque n’ayant jamais joué à un jeu Sherlock, y a beaucoup d’informations à assimiler. C’est un jeu à la troisième personne qui se déroule dans des zones relativement restreintes, où il faut collecter suffisamment d’indices pour trouver la réponse à une question permettant de progresser dans le scénario.

    Ça commence toujours pareil : on inspecte des éléments du décor pour avoir des infos. Une fois fait, on peut les retrouver dans le journal, et constater au-dessus de certains d’entre eux la présence de petites icônes. Elles servent à indiquer leur utilité : en épinglant l’indice, on peut ensuite demander une information à un passant, examiner différemment un lieu, avoir des lignes de dialogue spécifique, etc. Bref, une fois qu’on a bien tout inspecté, on peut aller parler aux gens et leur poser des questions. Pour certains d’entre eux, il faudra les observer attentivement pour déterminer un élément important. Même si finalement, le choix importe peu, puisque ça ne change pas grand-chose à part quelques lignes de dialogues. Et on peut aussi compter sur une capacité spéciale de Sherlock appelée concentration, qui sert à repérer quelques indices plus subtils, et aussi à reconstituer une scène de crime. En choisissant la bonne hypothèse pour chacun des éléments de la reconstitution, on arrive à comprendre ce qui s’est passé. Et la cerise sur le gâteau, c’est bien sûr le palais mental où il faut regrouper les bons éléments pour obtenir la bonne réponse.

    Alors, pour ceux qui ne connaissent pas du tout la licence, c’est sans doute un peu nébuleux, mais ne vous en faites pas, en réalité ça devient vite naturel après un temps d’adaptation. Par contre, pour ceux qui la connaissent bien, vous avez sans doute remarqué que j’ai oublié pas mal d’éléments importants des précédents jeux. Et bien ce n’est pas vraiment un oubli, parce que The Awakened est effectivement bien plus concis que son prédécesseur en termes de mécaniques. Vu le contexte de développement, Frogwares a bien évidemment épuré la formule de tout l’aspect monde ouvert qui ajoutait pas mal d’éléments. Ici, plus besoin d’aller dans le bâtiment des archives, à la librairie ou au commissariat pour obtenir une information, elles sont disponibles directement à partir du menu. Plus besoin de se déguiser pour pouvoir converser avec certaines personnes. Plus de manipulation chimique non plus, ni d’examen approfondi du corps des victimes. Ça pourrait sonner comme un reproche, mais cet allégement des mécaniques permet en réalité d’être entièrement concentré sur l’enquête. C’est beaucoup plus direct, et c’est loin d’être un problème, surtout quand on sait qu’ils ont aussi supprimé les combats qui étaient vraiment le pire aspect de Chapter One.

    La plus grosse différence finalement, c’est le fait que le résultat est immuable. Dans plusieurs opus de la licence, il est tout à fait possible de suivre une fausse piste, voire d’accuser la mauvaise personne tant qu’on suit un raisonnement logique. Ici, rien de tout ça : il n’y a qu’une seule réponse possible à un problème donné. Dans le palais mental, chaque question ne peut être répondue que d’une seule façon. Et il faut l’avouer, ça enlève un peu le sel du truc, parce que si on bloque mais qu’on a ce qu’il faut comme indices, il suffit simplement de faire toutes les combinaisons possibles pour finalement trouver la solution. Après, ça ne reste qu’un détail, parce qu’en suivant bien l’histoire, on arrive assez facilement à deviner les éléments nécessaires à la poursuite du scénario. Le jeu n’est jamais difficile et comme il est épuré de toute mécanique de point’n click comme l’inventaire ou autres manipulations d’objets, la réponse tombe vite sous le sens pour peu qu’on fasse attention à bien regarder autour de nous.

    Là où c’est un peu plus embêtant, c’est que cette linéarité s’applique aussi à la chronologie des indices. Si on prend d’avance le jeu et qu’on suit une piste avant d’être invité à le faire, ça ne mènera à rien. Par exemple, à un moment, une discussion avec un gars nous indique deux éléments importants : le suspect traîne souvent dans un bar, et il marque avec de la peinture rouge les entrepôts où il se passe des choses louches. Mon premier réflexe a été de me dire : « puisqu’il marque les entrepôts avec une marque rouge, ça ne devrait pas être difficile de trouver le bon et c’est peut-être là que se trouve les preuves de son méfait. » J’y vais aussi vite que Sherlock veut bien courir, assuré que la réponse se trouve au bout. Sauf qu’une fois arrivé, rien ne se passe, malgré le fait que le jeu m’indique une interaction possible. J’ai beau m’acharner sur ce pauvre bouton qui n’a rien demandé, rien n’y fait, le jeu semble devenu sourd à mes supplices.

    Alors je finis par me dire : « bon, je vais au bar, on verra bien », et c’est effectivement ce que le jeu attendait de moi pour faire avancer l’histoire. Non pas que ça me dérange que l’enquête soit linéaire, on parle quand même d’un jeu développé en un an avec une histoire assez touffue. Que le déroulé des événements se passe dans un ordre précis peut tout à fait se justifier dans un jeu d’enquête. En revanche, que le jeu me présente deux pistes et ne me laisse en suivre qu’une seule, c’est un peu plus problématique. Pour cette histoire d’entrepôts et de bar, il aurait fallu à mon avis m’envoyer au bar, et seulement à ce moment-là me donner l’indice qui mène à l’entrepôt. Surtout que ça, ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres qui causent tout autant de frustration. Les quêtes secondaires, disponibles à travers un DLC, sont quant à elles un peu plus ouvertes, et permet même à la fin de choisir entre deux solutions différentes. Elles sont plutôt sympathiques, mais pour être honnête, je trouve le prix du DLC un peu élevé pour ce qu’il contient.

    Une excellente ambiance Lovecraftienne

    Mais ce qui compte avant tout dans un jeu Sherlock, c’est ce qu’il raconte. Et de ce côté-là, The Awakened fait plutôt dans l’originalité. Après le tutoriel avec l’histoire du journal, Sherlock et Watson sont sur quelque chose de beaucoup plus sérieux : un certain Stenwick se plaint de la disparition de son serviteur. Raciste comme il est, il se fiche d’en connaître la raison, mais tout semble mener à un enlèvement. Conclusion à laquelle on arrive rapidement après avoir inspecté le lieu du crime. De fil en aiguille, on va découvrir un étrange culte qui ne se limite pas à l’Angleterre et qui va mettre à mal les certitudes de Sherlock.

    L’histoire est vraiment plaisante à suivre, tant on s’engouffre dans le mythe Lovecraftien avec effroi. Tout au long du jeu, on est tenu en haleine par l’état de santé mentale de Sherlock, qui semble pouvoir chavirer à tout moment. Globalement, je pense que le jeu a de quoi réjouir les fans de Lovecraft, mais risque de laisser un peu plus les fans de Sherlock sur le carreau, parce que la progression de l’enquête se fait au détriment de l’objectif initial. Difficile d’en dire plus sans rien dévoiler, mais quand on arrive à la fin, on constate avec amertume que certaines questions n’ont obtenue aucune réponse. En plus, l’enquête se résout grâce à un Deus Ex Machina sorti de nulle part. Du coup, c’est un peu mitigé : l’histoire est prenante, on découvre des décors variés et on progresse pas à pas dans une enquête qui dévoile de terribles crimes, mais en même temps les énigmes sont inexistantes puisqu’il suffit juste de suivre les bons indices pour en plus aboutir à une résolution qui ne donne pas toutes les clés de compréhension.

    Par contre, pour peu qu’on accroche à l’ambiance, on se laisse facilement porter. Parce que là-dessus, le jeu est irréprochable. Que ce soient les décors, les jeux de lumière ou le sound design, le macabre est constamment de la partie et confère une identité propre au jeu. Que ce soit des subtils détails comme les tentacules autour du carnet ou des séquences plus explicites, on est emporté dans quelque chose de lugubre, et surtout de vraiment respectueux des écrits de Lovecraft. Et c’est quelque chose d’assez rare pour être noté, parce que la plupart des œuvres dites Lovecraftiennes loupe le coche, en forçant le joueur à affronter des monstres frôlant le ridicule.

    Ici, tout passe par les atrocités commises par des humains, et toute l’horreur réside dans l’imagination. Lovecraft est le maître de l’horreur indicible, celle qui insinue plus qu’elle ne montre. L’imagerie populaire de Lovecraft, c’est Cthulhu, un monstre géant qui sort de l’océan avec une tête de poulpe, mais en réalité dans ses œuvres il n’est que très peu abordé. Parce que Lovecraft parle de personnages à la lisière de la folie, d’actes sanguinaires commis au nom de cultes étranges. La peur dans Lovecraft ne vient pas de monstres ou de menaces directes, elle s’imbibe à travers la connaissance de l’infini et l’existence de choses qui nous dépasse. Et The Awakened dépeint avec brio cette folie et cette peur, bien mieux en tout cas que la grande majorité des jeux qui se veulent pourtant des adaptations directes.

    Finalement, c’est surtout ça qu’on retient. Oui, le jeu n’est pas parfait : l’interface n’est pas des plus agréables, tout comme la caméra qui souffre d’une certaine rigidité, au moins autant que les expressions faciales des personnages. On peut d’ailleurs imputer ça aux graphismes de manière générale qui sont loin de l’excellence, mais qui font malgré tout le boulot avec certains endroits quand même jolis. On peut aussi regretter l’absence de voix françaises alors qu’elles sont présentes dans le jeu de 2006, mais le doublage anglais est excellent. Et encore une fois, quand on sait le contexte de développement, ça me paraît difficile de faire la fine bouche. Au final, tous ces défauts me semblent mineurs face aux qualités du jeu, qui propose une aventure prenante de bout en bout.

    J’ai personnellement beaucoup d’affection pour les Sherlock. Un peu comme les Yakuza, c’est toujours un plaisir de découvrir un nouvel épisode tous les deux ou trois ans. Par contre, à la différence des Yakuza, force est d’admettre que les épisodes sont inégaux : le testament de Sherlock Holmes est un excellent jeu d’enquête, même comparé à d’autres jeux du genre en dehors de la licence, tandis que The Devil’s Daughter était presque un supplice tant il se perdait dans des séquences de gameplay mal foutues.

    Points positifs


    L'excellente ambiance
    Le palais mental, toujours efficace...
    L'histoire prenante
    Quelques décors très jolis
    L'évolution de Sherlock

    Points négatifs


    L'absence d'énigmes
    ...Mais devenu trop linéaire
    La caméra
    Les expressions faciales rigides
    Les questions non résolues

    7
    C'est chouette
    Choisir de faire le remake de *La nuit des Sacrifiés* est à la fois un choix pragmatique pour les devs, et une excellente nouvelle pour les joueurs. Il n'a plus grand-chose à voir avec l'original, excepté les grandes lignes du scénario et se situe plutôt dans la lignée de *Chapter One*. Mais en faisant le choix de centrer l'aventure sur l'enquête uniquement grâce à des zones plus restreintes et un nombre de mécaniques amoindri, on est beaucoup plus concentré sur le scénario et les événements s'enchaînent vite. C'est justement là tout l'intérêt du jeu qui, fait assez rare pour être félicité, parvient à retranscrire à merveille l'ambiance des œuvres de Lovecraft. Les passages hallucinés sont certes explicites, mais toute l'histoire tourne autour de cette mince frontière entre raison et folie. Sherlock ne doit pas débusquer un génie du mal, mais se confronter à quelque chose qui dépasse les limites de son esprit cartésien. Et, disons le clairement, c'est la meilleure manière d'éprouver son génie, et au passage de nous tenir en haleine.

    Tags

    PCFrogwaresEnquête

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    2 nov. 2024
    4 min
    DonBear

    DonBear

    Fondateur

    DÉVELOPPEUR :

    Frogwares

    ÉDITEUR :

    Frogwares

    DATE DE SORTIE :

    11 avril 2023

    PLATEFORME :

    PC, PS4/5, Xbox One/Series, Switch

    PRIX À LA SORTIE :

    39,99

    Testé sur PC

    Table Of Contents

    1
    Un peu de contexte
    2
    Un remake et une suite
    3
    Une enquête trop linéaire ?
    4
    Une excellente ambiance Lovecraftienne

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