Donjons et Dragons et les jeux vidéo, c’est une longue histoire d’amour. De leur relation endiablée sont nées de nombreuses adaptations, Baldur’s Gate et Planetscape Torment en sont de bons exemples. Depuis, on a pu voir de multiples titres tenter une représentation de son univers, sans pour autant parvenir à un tel niveau de qualité. Il faut bien l’avouer : les CRPG qui valent autant le détour que ceux créés à la belle époque – dans les années 90 – ne sont pas légion.
Alors forcément, lorsque Mathieu Girard, co-fondateur d’Amplitude (Endless Space, Humankind), déclare quitter le navire pour créer un jeu de rôle basé sur Donjons et Dragons, ça ne peut qu’intriguer. Bon certes, le monsieur est mal tombé : Larian annonce quelque temps après bosser sur Badur’s Gate 3. le nouvel épisode d’une licence mythique développé par un studio aimé des joueurs, ça fait mouche. Mais les curieux et les rôlistes ont toutefois répondu présents : la campagne Kickstarter réussit à atteindre 243 855 € sur une demande initiale de 180 000 €. S’ensuit un accès anticipé de plusieurs mois jusqu’à la sortie de la version 1.0, le 27 mai dernier. Un petit budget et un temps de conception restreint pour un jeu de cette ambition, ce qui aura nécessairement un impact, comme on le verra plus tard.
Avant de dérouler ma critique, j’aimerais revenir sur les droits de la licence Donjons et Dragons ainsi que sa gestion par Wizard of the Coast. On pourrait se dire « ça va c’est un jeu de rôle, c’est quoi cette histoire de droits ? On parle pas d’un extrait de musique sur YouTube » mais ça revient en réalité au même. Une partie de l’univers crée par Gary Gygax est libre de droits, c’est-à-dire utilisable par tous sans avoir à acheter la licence. Répertoriés dans le Document de référence du système (DRS) – autrement appelé System Reference Document (SRD) en anglais –, ces droits englobent les règles d’un point de vue mécanique, à savoir un certain nombre de classes, de sorts et de monstres. C’est sur la version 5.1 que Tactical Adventures se base pour proposer une adaptation au plus proche de Donjons et Dragons. Sont néanmoins exclus certains éléments iconiques, tels que le tyrannoeil, les lieux emblématiques ou les personnages populaires. Voilà pourquoi le studio a dû créer un univers original pour Solasta et n’a pas pu simplement se dire « Les Royaumes oubliés c’est chouette, ça évite de s’emmerder ». À la différence de Bioware et Larian pour les Baldur’s Gate, qui eux se sont fait plaisir en mettant la main au portefeuille. Et quand on voit les résultats, Wizard of the Coast aurait tort de se priver… non ?
La création de personnage en subit les conséquences. Ainsi, se trouvent parmi les cinq races présentes les stéréotypes de la fantasy : humain, nain, elfe, demi-elfe et halfelin. Faute de moyens, certaines plus exotiques manquent à l’appel, comme les drakéides, les tieffelins, et autres demi-quelque chose. Il en va de même pour les classes, au nombre de six à l’heure actuelle et composées des grands classiques habituels. Si on peut trouver une certaine diversité dans les sous-classes – qui permettent de varier modérément le gameplay –, on aurait apprécié voir aux côtés des guerriers, paladins, rôdeurs, roublards, magiciens et clercs d’autres alternatives un peu plus excentriques. Mais point d’inquiétudes, Tactical Adventure a prévu de continuer le suivi du jeu et devrait proposer de nouvelles classes à l’avenir.
Cinq races disponibles, mais peut-être plus à l’avenir
Surtout qu’au-delà de ce manque de variété, la création de personnages offre une personnalisation assez pointue. Après l’habituelle distribution de points, qu’on peut toutefois répartir avec un jet de dés, viennent les choix de l’origine, les langues parlées et le caractère. Si la personnalité choisie change la façon dont votre avatar s’exprimera lors de l’aventure, l’alignement quant à lui n’apporte que peu d’intérêt. Les conséquences ne se ressentent presque pas : vous pourriez réunir dans le même groupe la pire des enflures et le plus pieux des hommes, que rien ne diffèrerait d’une équipe éthiquement homogène. La seule variation se veut pragmatique, puisqu’elle concerne les aptitudes, notamment la création d’objets. Par exemple, un philosophe débutera avec des outils d’herboriste, indispensable pour créer ses propres potions. Une altération unique mais à prendre en considération donc, ces outils ne pouvant s’obtenir lors de la campagne.
La customisation est très complète
La création se termine par le choix des compétences, avec là encore un nombre de possibilités conséquent. Néanmoins, une certaine déception se fait ressentir face à l’impossibilité d’utiliser certaines compétences, comme l’investigation ou l’escamotage, qui ne servent que pour le rôle play. Une démarche imputable au budget limité du studio indépendant qui rappelons-le, compose avec les moyens du bord, autrement dit une vingtaine de personnes. À noter que l’apparence fait également partie des éléments customisables, mais s’avère faible en perspectives et peu intéressante à bidouiller, du fait de modèles pas franchement reluisants. Si jamais vous n’avez jamais touché à un JDR sur table et que vous vous sentez perdu devant tant de configurations, sachez qu’il existe des personnages préfabriqués pour chaque classe. Mais ce serait passer à côté de l’un des principaux attraits du titre. Je ne peux que vous conseiller de prendre votre temps et de bien assimiler toutes les informations, tant vous serez satisfaits plus tard d’observer une synergie née de votre folle imagination.
Un choix riche en possiblité, malgré certaines compétences inutilisables
Une fois votre groupe créé, vous voilà débarqué à la taverne pour une mission. Après avoir entendu les péripéties de chaque membre de l’équipe, qui servent par ailleurs de tutoriel, le client pointe le bout de son nez. Il vous emmène voir le conseil qui dirige la ville, pour que vous lui prêtiez serment, et vous demande ensuite d’enquêter sur la disparition d’une garnison dans un avant-poste en bordure des terres désolées. De fil en aiguille, il s’agira finalement de chasser des hommes lézards appelés Soraks. Camouflés en humains et forts méchants, ils cherchent tout simplement à foutre le bordel à coups de complots et autres viles sournoiseries. Malheureusement, le joueur n’a aucun impact sur l’histoire, dont le scénario tout tracé ne cède aucune liberté d’action. De temps à autre, un conflit pourra être résolu de manière pacifiste, mais ne vous attendez pas à une multitude de décisions ou diverses fins. Les seules différences concernent le ton employé durant les conversations, qui dépend du caractère de vos personnages. Les multiples choix de dialogues laissaient espérer autre chose, mais les discussions se terminent toujours de la façon prévue par les développeurs. Une linéarité qui pourra frustrer les joueurs les plus friands de la liberté offerte par Donjons et Dragons.
« On va pas installer notre carré germinal à la taverne ! »
L’écriture, loin d’être d’exemplaire, fait parfaitement le job et permettra au joueur de s’investir suffisamment pour suivre avec intérêt l’histoire proposée. Sans singularité mais cohérent, l’univers de Solasta et la politique diégétique du jeu s’appréhendent rapidement. On apprend à connaitre les relations entre les différentes factions dont la présence étoffe le lore, même si elles n’apportent pas grand-chose en dehors d’objets spécifiques. Si l’histoire se laisse suivre, elle ne peut pourtant pas s’appuyer sur les dialogues, plats et manquant de conviction. Ils n’aident vraiment pas à s’immerger dans l’aventure malgré des doublages intégraux – une prouesse rare pour un studio indépendant – de bonne facture, quoiqu’un peu robotique par moments. De la même manière, les graphismes font plaisir aux mirettes, grâce aux décors détaillés et réussis techniquement – sans être renversants. Les textures sont fines sans être ébouriffantes; les effets de lumière sympathiques; les animations un brin rigides et la direction artistique inspirée. Globalement, les lieux traversés sont agréables à parcourir. Là où le bât blesse – et pas qu’un peu – c’est concernant le physique les personnages, en particulier leurs visages. Au-delà d’une synchronisation labiale aux fraises, les expressions faciales sont tout simplement ridicules et n’encouragent pas à s’investir dans le récit. Difficile de s’outrager face à un conseil qui ne veut pas écouter les considérations de notre groupe, lorsqu’ils ont eux-mêmes l’air de s’y intéresser autant qu’à l’histoire de la mère Michel, voire moins.
Tu t’es vu quand t’a bu ?
Pour réussir à atteindre vos objectifs, il faudra bien évidemment voyager aux quatre coins du monde, s’équiper correctement et rendre service à ceux dans le besoin. De ce côté-là, Tactical Adventures se repose sur du déjà-vu dans les RPG : le point d’exclamation au-dessus de la tête, le partage d’inventaires, et tout un tas de mécaniques bien huilées à force d’utilisation. L’exploration reste par ailleurs très agréable, avec une verticalité qui rend la découverte des lieux plus intéressante, à défaut d’être intuitive. En effet, certains coffres éloignés nécessitent de se servir du décor à son avantage ou d’un sort de saut, sans que cela ne soit jamais expliqué distinctement. On peut constater un certain manque de finition dans les détails, avec par exemple la caméra qui semble avoir quelquefois du mal à gérer cette verticalité. Où bien le fait que cliquer sur « Tout piller » ne ferme pas automatiquement la fenêtre de loot. Mais ça ne reste que des défauts mineurs n’handicapant jamais le joueur.
Des environnements agréables à l’œil
Concernant les voyages, ils nécessitent une bonne gestion des rations, puisqu’un groupe affamé est un groupe mort. Oui, on ne peut pas être affamé si on est mort, mais vous m’avez compris. Une problématique qui se résout aussitôt après avoir débloqué le sort qui permet d’en générer, enlevant de fait une épine du pied. Mais ne vous croyez pas tirés d’affaires car, rations ou pas, rien ne vous protège d’une attaque-surprise lors des longs repos. Au passage, il n’est pas possible d’accélérer ces voyages, ce qui rend fort triste, puisqu’on ne s’émerveille pas lorsque Jean Michmuche refait ses lacets et mange une pomme le soir venu. Lorsque vous allez à l’autre bout de la carte, comptez plusieurs minutes pour atteindre votre objectif, et le temps paraît parfois long – sauf si vous avez une lessive à faire, auquel cas ça vous arrange. Quant aux quêtes secondaires,, elles ne sont pas bien exaltantes. En général, untel vous demandera de chercher tel objet dans tel donjon. Autant le dire tout de suite : elles ne servent à rien, mis à part avoir un gain d’expérience et d’argent en cas de coup dur.
100 km à pied, ça use, ça use...
Vous vous souvenez de ces nuits passées à maudire un mauvais jet de dés – et insulter votre MJ au passage –, à exalter de joie devant un succès critique et surtout à finir bien éméché ? Voilà ce que vous propose Solasta, mais en jeu vidéo cette fois, seul et sans alcool. Avec ses combats au tour par tour et un nombre de possibilités impressionnant, le titre représente dignement les mécaniques du JDR sur table. Car oui, vous pouvez faire toutes les actions classiques de Donjons et Dragons : se déplacer (en comptant les cases), foncer pour parcourir le double de distance, pousser un ennemi, changer d’arme, etc. Et c’est sans compter les jets d’initiatives, les réactions, les avantages et désavantages, et tant d’autres choses qui parleront aux fans, que les non-connaisseurs apprendront au fur et à mesure. En résultent des affrontements stratégiques où la moindre erreur peut coûter cher. En ce sens, Solasta se rapproche en outre bien plus d’un X-COM que d’un RPG classique, tant l’aspect tactique est primordial. Avec les jets de dés affichés à chaque action, on croirait vraiment voir le célèbre jeu de rôle transposé sur un écran. Une bonne chose pour les fans, mais peut-être une mauvaise pour les nouveaux venus, qui auront probablement du mal à intégrer les très nombreuses mécaniques – toutefois bien expliquées dans le tutoriel. Dans tous les cas, les dés apportent parfois de la frustration, surtout pour ceux atteints du syndrome de l’échec critique – le genre de personne plus habitué aux échecs critiques qu’aux réussites – dont je fais partie.
Du coup quand j'en réussis un, je prend un screenshot
Les différentes classes ont chacune leur spécificité en combat. Les magiciens, s’ils ont un nombre d’utilisations de sorts limités par jour, restent très efficaces pour contrôler les foules et faire de gros dégâts. Car oui, dans l’univers de Donjons et Dragons, la magie ne s’utilise pas n’importe comment. Après avoir cramé vos utilisations (qui dépendent à la fois de votre niveau et de celui du sort choisi), il faudra effectuer un long repos pour pouvoir retrouver votre pleine puissance. La fameuse trinité tank/dps/healer peut ici être mise de côté, puisque la plupart des classes peuvent obtenir des sorts de soin et acquérir des compétences permettant de désavantager l’assaillant lors d’une attaque. Une petite particularité concernant les armes à distances : les flèches et carreaux ne sont pas illimités, bien qu’ils se trouvent aisément. Si on rajoute à cela le fait que les lanceurs de sorts doivent avoir une main libre – les armes à deux mains n’utilisent qu’une seule main, me posez pas la question – pour recourir à la magie, on entrevoit rapidement un système d’une grande profondeur doté d’une capacité à créer des situations tactiques passionnantes. Si Solasta ne brille pas sur tous les tableaux, les combats sont assurément le plus gros point fort du jeu.
L'interface est très lisible malgré la tonne d'informations
Bon, bien entendu, à la différence du jeu de rôle sur table, vous ne pourrez pas créer des conjonctures inopinées. N’espérez pas empêcher les adversaires de vous attaquer en vous barricadant derrière une porte, ou prendre vos jambes à votre cou. Mais le studio parisien a eu l’excellente idée d’intégrer la gestion de la lumière aux combats, en en faisant au passage une variable majeure. Par exemple, si un ennemi vous attaque de nuit, vous devrez jeter vos dés avec désavantage (vous jetez deux dés, et prenez le moins bon résultat) dès lors qu’il n’est pas éclairé, rendant les combats bien plus ardus. Avec son bestiaire garni et la tonne d’angles d’attaque possible, Solasta propose des combats qui ne se repêtent jamais, offrant par la même une certaine rejouabilité.
Il y a cependant un point crucial à aborder : l’absence de multijoueur. Oui, vous avez bien lu, Solasta ne peut se parcourir qu’en solitaire derrière son écran : que ce soit en local ou en ligne, personne ne pourra vous rejoindre dans vos aventures. L’équipe de Tactical Adventures a déclaré dans une interview en septembre 2020 ne pas avoir prévu de l’inclure, car la construction du jeu n’était pas pensée pour. Continuons de croiser les doigts pour un potentiel changement. Surtout que le titre propose un éditeur de niveau, permettant à la communauté de créer ses propres campagnes. Accessible et complet, il se prend facilement en main et offre un nombre assez fulgurant de possibilités. Seule votre imagination se place comme limite. Si on ajoute à ça le fait que le jeu s’ouvre aux mods, supprimant de fait les restrictions imposée par la licence Donjons et Dragons, on pourrait bien avoir entre les mains l’adaptation vidéoludique ultime du jeu de rôle. Du moins, tant que la communauté répondra présent, ce qui s’avère être le cas pour l’instant.
Facile à prendre en main et disposant de pleins d’options, voilà un excellent éditeur
Après toutes ces informations vient un point crucial que bon nombre d’entre vous doit avoir en tête : Solasta tient-il la comparaison avec Baldur’s Gate 3 ? Oui, sans hésitation. Certes, le titre de Tactical Adventures ne tient pas la distance lorsqu’il s’agit de graphismes, de mise en scène ou de scénario. Mais son système de combat rattrape aisément son retard, tant il s’avère supérieur en de multiples points. Tout dépend donc de ce que vous recherchez. Si votre intérêt se trouve principalement dans la narration, Baldur’s Gate 3 gagne haut la main ; tandis que les aficionados des combats dans Donjons et Dragons se tourneront vers Solasta, plus tactique et bien plus riche. Biaisée serait une comparaison plus profonde, puisque le titre de Larian est toujours en accès anticipé au moment où j’écris ces lignes, contrairement à l’oeuvre de Tactical Adventures qui vient de publier sa version 1.0.
Solasta : Crown of the Magister constitue la meilleure adaptation de Donjon et Dragons en jeu vidéo à l’heure actuelle. Si on peut pester contre des personnages loin des canons de beauté et un scénario aussi convenu que linéaire, le titre de Tactical Adventures propose des combats d’une richesse rarement vue. Un exploit pour un studio de cette taille. Surtout que les décors sont eux aussi très réussis, à défaut d’être originaux. Alors oui, il manque encore quelques classes, et certains petits défauts pourraient être gommés. Mais ce serait chipoter, tant le soft est généreux. Car avec son éditeur de niveaux et son ouverture aux mods, il ne manque plus que l’ajout du multijoueur pour obtenir un jeu à la durée de vie potentiellement illimitée. Que vous soyez débutant ou confirmé dans le jet de dés, Solasta offre de quoi vous occuper de longues heures.