Jason Rubin et Andy Gavin sont deux ados qui n’ont rien de spécial. À un détail près : ils sont passionnés de jeux vidéo. Et ça, pour l’époque, c’est pas banal. À 12 ans seulement, ils savent déjà coder et reproduisent les jeux du moment. Par exemple, ils se sont amusés à recréer Punch Out !! en prenant en photo les mouvements des personnages pour ensuite les dessiner et les programmer. À 14 ans, ils se disent que c’est bien de filer des jeux à leurs potes, mais qu’ils ont peut-être moyen de faire plus. Ils fondent leur entreprise, JAM Software pour Jason et Andy’s Magic. Leur toute première création, Math Jam, ce n’est pas vraiment un jeu vidéo, mais plutôt un programme éducatif qu’ils essayent de vendre aux écoles. Leur premier vrai jeu, Ski Crazed, sort en 1986 grâce à l’aide de l’éditeur Baudville. Et il ne marche pas trop mal : proposé au petit prix de 2 $, ils vont en distribuer 1500 copies. Alors certes, ce n’est pas avec ça qu’ils vont devenir riches, mais c’est suffisant pour les motiver. Ils enchaînent donc avec un deuxième jeu, Dream Zone. Et cette fois, on pourrait presque dire que ça cartonne : avec 10 000 copies distribuées, ils vont empocher 15 000 $. Mais Jason voit encore plus loin, et décide de tenter le tout pour le tout en envoyant un exemplaire du jeu à Trip Hawkins, le directeur d’EA à l’époque. Un pari audacieux, mais un pari gagné : le cofondateur d’EA lui répond avec un chèque de 15 000 $ pour développer un nouveau jeu. C’est grâce à ça et quelques milliers de dollars supplémentaires que sort Keep the Thief en 89 sur Amiga et PC. Il rencontre un franc succès et se vend 50 000 exemplaires vendus. Mais surtout, les deux compères prennent du galon, leur route est toute tracée. Le seul problème, c’est que JAM Software, ça ne vend pas du rêve comme nom. En plus, une marque de shorts de plage nommée Jams gagne en popularité, et la ressemblance est un peu trop frappante. Alors JAM Software disparaît, laissant la place à un nom qui résonne aujourd’hui avec blockbuster d’auteur : Naughty Dog.
27 ans plus tard, le studio a bien changé. Depuis 2001, Il appartient à Sony dont il fait les beaux jours grâce à des icônes vidéoludiques comme Crash Bandicoot et Jak and Dexter. Il popularise le blockbuster vidéoludique avec la série des Uncharted, des œuvres aux références cinématographiques évidentes et au gameplay bien huilé. C’est un peu la belle vie pour le studio : chaque production se vend comme des petits pains et sa réputation n’est plus à faire. Tout le monde le sait : chaque jeu estampillé Naughty Dog est l’aboutissement d’un travail d’orfèvre, reprenant ce qui marche le mieux tout en apportant une finition exemplaire.
Mais en réalité, tout n’est pas rose, loin de là : les développements de jeux sont souvent chaotiques. Le crunch – dont on reparlera bien évidemment plus tard – dicte déjà les comportements au sein du studio. Quand Jason et Andy l’ont créé, ils ne s’imaginaient pas que ça allait prendre cette tournure. Eux, au contraire, ils voulaient créer un lieu de travail cool. À force de pression et d’horaires de travail épuisants, ils quittent le navire en 2004, suivis par une vingtaine de vétérans. Ça pique pour ceux qui restent : la nouvelle est difficile à avaler, parce qu’Andy est l’un des créateurs du moteur utilisé par Naughty Dog, et l’absence de son expertise sur le sujet laisse un gros vide. Les années qui suivent, entre 2005 et 2007, vont être l’une des plus grosses crises que vit le studio. Déjà, il faut passer de la PS2 à la PS3, ce qui représente un énorme défi tant la nouvelle console de Sony est difficile à maitriser. Et si on ajoute à ça le fait qu’un tiers des employés est parti en même temps que les fondateurs, je vous imaginer l’impact sur ceux qui restent.
Chez Naughty Dog, Bruce Straley fait partie des meubles. Faut dire que ça fait un paquet d’années qu’il y est, puisqu’il a intégré le studio en 1999. Straley, c’est un vétéran, un ancien : il connaît les ficelles du métier d’artiste dans le jeu vidéo. Et son travail est précieux : au fil des épisodes de la série Jak and Dexter, il va devenir indispensable en étant le chaînon qui relie les artistes et les développeurs. Sur la PlayStaion 2, les limites techniques créent des dissensions entre les deux groupes : les artistes veulent produire le plus beau jeu du monde, tandis que les développeurs tentent de préserver la fluidité. Straley, situé entre les deux, est le négociateur et le décideur fiable en qui tout le monde a confiance. Il réussit à prendre les bonnes décisions, en plus de satisfaire les deux camps. Il est si efficace qu’il obtient le poste de directeur artistique sur le premier Uncharted. Mais en fait, ce n’est pas vraiment un cadeau : le développement ressemble plus à un parcours du combattant qu’à une promenade de santé. À cause de la technique comme je l’ai évoqué, et aussi à cause de Amy Henning, une créatrice talentueuse et figure importante du studio. Mais ceux qui bossent avec elle témoignent d’une organisation bordélique : ses consignes paraissent souvent irréalistes, quand elle ne change pas subitement d’avis avant de supprimer des animations, des personnages voire des niveaux entiers. Sur Uncharted 2, Straley est nommé directeur sur le projet, un rôle qui lui permet de limiter la casse et soutenir les équipes d’Hennings. Forcément, avec une utilité pareille, c’est pas étonnant qu’il lui soit demandé de diriger un projet avec Neil Druckmann.
S’il est aujourd’hui le co-président de Naughty Dog, Neil Druckmann n’était pourtant pas du tout destiné à ça. Plus jeune, il voulait faire des études pour intégrer le FBI. Mais son master en technologie du divertissement lui apprend les bases de la création de jeux et le pousse à produire quelques jeux amateurs. Sa carrière commence véritablement en 2003 : alors qu’il est à la GDC pour écouter les grands noms de l’industrie, il écoute avec attention la conférence de Jason Rubin. Son discours sur l’audace nécessaire aux studios pour créer des jeux engageants émotionnellement correspond parfaitement à la vision de Druckmann, qui se décide à l’approcher à la fin de la conférence. Il lui déballe tout : sa vision du jeu vidéo, ses envies, ses rêves. Rubin lui tend alors sa carte de visite, mais ne répondra pas à la tonne de mail que Druckmann lui envoie. Mais le garçon est tenace : à l’E3 de la même année, il fonce au studio de Naughty Dog et retombe sur Rubin. Le fondateur de Naughty Dog est séduit par sa ténacité et lui propose un entretien. C’est comme ça que Druckmann commence à travailler chez Naughty Dog, d’abord en tant que développeur sur Jak 3, puis en tant que scénariste à partir d’Uncharted 2.
En 2009, quelques semaines après la sortie d’Uncharted 2, tout le monde chez Naughty Dog se retrouve dans la Theater Room pour fêter les nombreux prix qu’a reçus le jeu. Les nouveaux directeurs Ewan Wells et Christophe Balestra, qui ont remplacé les fondateurs après leur départ en 2004, eux, ils réfléchissent déjà à la suite. Ils convoquent Druckmann et Straley dans leur bureau et leur demandent de bosser ensemble sur un nouveau projet. Pour la première fois, le studio va bosser sur deux jeux en parallèle. D’un côté, l’évidence même est de continuer la série des Uncharted avec un troisième opus, et de l’autre, un projet dont la direction est confiée au duo. À la base, le Projet Z est une nouvelle itération de Jak and Dexter, pour tabler sur le succès d’une licence appréciée du public. Sauf que, côté créatif, ça signifie s’enfermer dans un carcan : il faut réussir à proposer du neuf avec un univers déjà connu et étalé sur six jeux. Il faut trouver un juste milieu, parce que juste refaire la même est pas super intéressant, mais il ne faut pas non plus trop s’éloigner des codes de la série. Nonobstant cette problématique, ils se mettent au boulot et creusent à fond le sujet. Mais se pose rapidement une question primordiale :
*On se demandait : est-ce qu’on fait ça pour des raisons commerciales ? Et on appelle ça Jak & Dexter alors que ce n’est pas Jak & Dexter ? Ou… Est-ce qu’on est vraiment passionné par le sujet ? Et la réponse, c’était qu’on avait plus l’impression que c’était du marketing.
On n’avait pas l’impression de faire honneur à ce qu’appréciaient les fans de la série. Même le Dexter sacrément beau gosse.*
Ils retournent donc voir leurs patrons avec la question qui sera la première pierre posée à l’édifice qu’on appelle maintenant The Last of Us : le projet Z est-il gravé dans le marbre ? Et bien, non. Les directeurs voulaient simplement aider Druckmann et Straley en leur donnant une licence qui a déjà une base solide. Mais s’ils le veulent, ils peuvent très bien partir de 0. Lorsque Neil et Bruce sortent du bureau, ils se rendent compte qu’une infinité de possibilités se trouve devant eux.
La base du scénario de The Last of Us ne date pas de cette période. Bien que de nombreux détails divergent, Neil Druckman avait déjà imaginé une histoire similaire en 2004. Alors qu’il est encore étudiant, un de ses professeurs demande aux élèves comme projet de fin d’année de créer un jeu dans l’univers de La Nuit des Morts-Vivants. Druckmann imagine un jeu qui reprend l’idée d’ICO de Fumito Ueda, mais avec un personnage plus sombre inspiré de John Hartigan dans Sin City et bien sûr, un monde rempli de zombies. On incarnerait un flic qui protège une jeune fille, sauf qu’il ferait régulièrement des attaques cardiaques. Dans ces moments-là, le contrôle passerait du flic à la jeune fille, permettant au gameplay d’évoluer et de créer une empathie forte envers les personnages. À la fin, le flic se ferait mordre et la fille devrait l’abattre.
Une idée qui ne séduira pas assez son professeur pour être sélectionnée, mais qui ne disparaît pas de l’esprit du jeune Druckmann. Comme il est très fan de comics, il va retravailler son scénario pour l’adapter à la BD. Il crée The Turning, où le flic est devenu un criminel qui a perdu sa fille. Tout comme dans son projet de fin d’année, ce personnage va rencontrer une jeune fille qu’il va devoir protéger. Le twist dans cette histoire, c’est qu’il va finir par être rattrapé par d’anciens complices qu’il a laissés en plan. Ils vont le torturer, jusqu’au moment où la jeune fille intervient et les abats. Les premières ébauches faites, Druckmann les envoie à un éditeur avec l’idée d’en faire une mini série de six tomes. Sauf que… l’éditeur refuse.
Mais revenons en 2010. Neil et Bruce réfléchissent à l’univers qu’ils pourraient développer. L’élément déclencheur va survenir d’une manière assez impromptue : un documentaire sur des champignons. Dans la série documentaire Planète Terre produite par la BBC, l’épisode 8 est un peu particulier. Le narrateur prévient les spectateurs qu’ils vont assister à un spectacle unique : un champignon tueur.
La touche finale d’un projet composé de trois éléments : ces fameux cordyceps, le scénario imaginé par Druckmann pour son comics, et le concept de la fille muette. En 2008, en pleine production d’Uncharted 2, Bruce et Neil discutent autour d’une idée qui leur trotte dans la tête. Ils aimeraient créer une histoire basée sur l’ambivalence entre deux personnages qui se rapprochent par la force des choses, malgré des oppositions très fortes entre eux. C’est comme ça que naît le concept de la fille muette, qu’ils cherchaient à intégrer dans Uncharted 2 :
Lorsqu’on travaillait sur Uncharted 2 Bruce et moi, on mangeait souvent ensemble et on discutait de nos idées d’histoires ou des concepts de gameplay, et on aimait tous les deux Ico, comme vous pouvez le voir dans nos jeux.
Il y avait cette idée qui revenait tout le temps, le concept de la fille muette. L’idée était que, dans Uncharted 2, Nathan arrive dans la ville de Naples Vous feriez partie d’un groupe de résistants et vous campez avec eux pour la nuit. Et l’une de ces filles est muette, L’idée de la rendre muette, c’est de faire passer les interactions à travers le gameplay. Elle devait vous réveiller, vous fait des signes pour vous dire de la suivre, Vous vous levez alors que tout le monde dort, et vous entendez des coups de feu au loin. Vous la suivez dans une allée, elle commence à escalader une sortie de secours, alors vous la suivez jusqu’en haut. Et là, elle partage avec vous cette vue de la ville qu’elle considère être sa maison. Pour nous, c’était un excellent moment pour montrer comment créer un lien à travers le gameplay. Mais cette idée ne marchait pas avec ce qu’on voulait raconter dans Uncharted 2. C’est plus ou moins Tenzin qui a pris ce rôle. Celui qui nous sauve la vie avant qu’on l’accompagne dans une caverne pour vivre des aventures.
Mais cette idée de la fille muette nous trottait encore dans un coin de la tête.* Neil Druckman à l’IGDA 2013
Avec tout ça en tête, ils écrivent un scénario, retournent voir les patrons et leur proposent le jeu Mankind. Si les fondations du The Last of Us qu’on connaît sont bien présentes, un élément primordial change complètement : le cordyceps, le champignon causant l’infection qui amène l’apocalypse, ne contamine que les femmes. Autant dire que lorsqu’il est présenté à l’équipe, la réception du jeu est glaciale. On fait très vite remarquer à Druckmann que son scénario est misogyne. Le scénariste se rend compte de son erreur et laisse tomber rapidement son idée.
Entre mars et juillet 2010, Druckmann et Straley s’enferment de nouveau en salle d’écriture et peaufinent le scénario. C’est en août 2010 qu’ils retournent voir Ewan et Christophe pour leur soumettre leur idée. Quelques éléments scénaristiques changeront par la suite, à commencer par le prénom du personnage principal qui passera de Ethan à Joe, mais le squelette de The Last of Us est bel et bien là. Le projet est validé et nommé Project T1, composé d’une petite équipe tandis que la majorité du studio s’affaire sur Uncharted 3.
Au début des années 2010, la motion capture est déjà fréquemment utilisé pour le développement de jeu. Pour rappel, il s’agit d’une technique d’animation permettant d’enregistrer les mouvements des acteurs pour les retranscrire virtuellement. Sauf que c’est souvent traité par-dessus la jambe par la plupart des studios, qui n’emploient même pas de direction d’acteurs. Je caricature un peu, mais grosso modo, on tourne une scène dont on a besoin, les acteurs surjouent pour être sûrs que le résultat soit lisible, et on passe à autre chose. C’est là que Naughty Dog va venir mettre un coup de pied dans la fourmilière : depuis Uncharted, le studio cherche à créer des œuvres plus subtiles, en insistant sur la gestuelle des personnages et des détails pouvant paraître anodins mais fondamentaux pour l’immersion. Par exemple, les voix des acteurs sont enregistrées directement durant les scènes de tournages pour plus de réalisme. À l’époque, personne ne faisait ça, et pourtant ça va amener une profondeur supplémentaire au jeu d’acteur.
L’expérience de Damon Shelton, directeur technique de la capture de mouvement sur les trois Uncharted pousse le studio à ne pas utiliser la dernière technologie en vogue (à savoir la performance capture). Et à côté de ça, il faut bien évidemment de bons acteurs. Concernant Ellie, le choix s’est rapidement porté rapidement sur Ashley Johnson. Pour Joël par contre, ça a pris un peu plus de temps, parce qu’il fallait un acteur qui ait une vraie synergie avec Ashley. C’est finalement Troy Baker qui est sélectionné, notamment grâce à sa voix grave et profonde malgré son jeune âge. Pour la version française, Joël est doublé par Cyrille Monge et Ellie est doublée par Adeline Chetail.
Tous ceux qui ont joué à The Last of Us se rappellent forcément de l’introduction. Je pense mettre tout le monde d’accord en disant qu’elle fait partie des plus marquantes jamais crée dans un jeu vidéo. Elle est maitrisée de bout en bout, bien rythmée, et présente déjà des signes avant-coureurs de la fin du jeu. Une tonne de détails présentent subtilement le caractère de Joël, et nous engouffre dans ce monde au début de l’apocalypse. Mais l’événement central, c’est bien la mort de Sarah. Le jeu vidéo rochigne souvent à tuer des enfants, car c’est généralement considéré comme choquant et immoral. Là, au bout de seulement 10 minutes, Naughty Dog donne le ton et annonce une histoire qui n’est pas là pour rire. La perte de Sarah est aussi déchirante qu’inattendue, un véritable électrochoc. Et, si elle en est presque traumatisante dans le jeu, le tournage l’a été tout autant.
Un travail difficile, intense et de longue haleine qui va apporter énormément de nuances aux personnages. Leur incarnation va au-delà de la simple gestuelle ou de la voix. Parce que les acteurs nouent un lien un peu spécial avec leurs représentations numériques, au point même de modifier leur écriture initiale. Lorsque Druckmann imagine le caractère de Joël, il s’inspire largement de Josh Brollin dans No Country for Old Men : un personnage calme et cool même sous la pression. Mais Troy Baker trouve que ça ne fonctionne pas, alors il commence à le jouer comme quelqu’un qui se laisse emporter par ses émotions. Quelqu’un qui essaye de se contrôler mais n’y arrive pas vraiment. Et ça a plu à Druckmann, qui décide donc de le garder comme ça. Même son de cloche chez Ashley Johnson qui va rajouter chez Ellie ce côté adolescent, cette de sorte de provocation constante et des petites touches d’humour ici et là. Elle va même insister pour que Ellie soit plus active dans le jeu. En fait, la fusion entre les personnages et les acteurs devient si importante dans l’écriture qu’il arrive fréquemment à Neil de leur demander leur avis.
Je pense que vous l’aurez compris, ce qui donne à The Last of Us cette immersion si particulière et ce lien si fort avec les protagonistes, on le doit grandement aux acteurs. La relation entre Joël et Ellie et les personnages que l’on rencontre immergent profondément le joueur grâce au jeu très naturel de ceux devant la caméra. D’ailleurs, pour l’anecdote, celui qui interprète David (mais si, vous savez, le cannibale éphébophile qui propose à Ellie de soit coucher avec, soit la manger) est interprété par Nolan North, autrement dit l’acteur qui incarne Nathan Drake dans Uncharted.
Une fois la motion capture terminée, ce sont les animateurs qui prennent le relais. Leur travail ne se voit pas forcément, mais en réalité il est indispensable. Par exemple, ce sont eux qui rectifient parfois certaines postures pour mieux coller à l’environnement.
Et c’est sans compter les centaines d’animations utilisées pour dynamiser les personnages pendant les dialogues, histoire de ne pas avoir une conversation entre deux poteaux. Tous ces petits détails sont aussi au service de la narration : l’évolution des sentiments d’Ellie et Joël n’a pas besoin d’être verbalement exprimée tant elle ressort à travers leur gestuelle. Au début de l’aventure, Ellie a souvent une expression corporelle fermée et peu sûre d’elle. Après quelques heures de jeu, l’évolution est flagrante quand on porte attention aux détails. Ce sont ce genre de subtilités qui apportent du réalisme et contribuent à l’histoire.
Ceci étant dit, le plus gros du boulot concerne les expressions faciales. Elles ont toutes été faites à la main, parce que la motion capture n’enregistre pas les visages.
Dans The Last of Us, le réalisme est probablement l’aspect le plus travaillé. Dans une histoire avec des zombies, la cohérence apportée par leur apparition et leur comportement sont primordiaux pour ne pas entacher la suspension consentie de l’incrédulité. Beaucoup d’œuvres délaissent cet aspect pour se concentrer sur la survie des personnages, mais Druckmann et Straley y accordent de l’importance et planchent sérieusement sur le sujet. Les premiers designs ressemblent à des sortes d’aliens ou des zombies plus classiques. Mais ça ne leur convient pas, parce qu’on ne ressent pas assez la particularité du cordyceps, et en plus ça s’éloigne de l’idée réaliste qu’ils ont pour le jeu. Ce sont les artistes Michael Knowland et Hyung Nam qui viennent à leur secours en trouvant un concept qui colle parfaitement. Leur idée ? Réaliser un montage photo à partir de maladies et d’infections fongiques.
Pour les intégrer correctement dans l’univers, Druckmann et Straley imaginent tout un cycle d’infection qui, encore une fois, cherche à être le plus proche possible de la réalité. Les infectés ne sont pas de simples cadavres ambulants. Ce sont des êtres vivants contrôlés par un champignon. Ce ne sont pas des zombies basiques qui marchent à deux à l’heure les bras en avant, ce sont des personnes victimes d’une infection qui devient de plus en plus extrême. Et pour le représenter, ils ont imaginé tout un cycle biologique. Au premier stade la victime n’a que quelques signes visibles d’infection. Mais le champignon, lui, il trace sa route en s’attaquant au cerveau et en modifiant petit à petit le comportement de la personne. Au bout de trois jours, la victime n’est plus capable de penser par elle-même et devient complètement aveugle. Elle se repère alors par écholocalisation et cherche à manger des humains. Chaque étape du cycle est caractérisée par un type d’ennemi : en premier les Coureurs, en deuxième les Rôdeurs, en troisième les Claqueurs et enfin les Colosses. Cette dernière phase est sans aucun doute la pire : la majeure partie du corps est remplie de plaques fongiques au point même où il n’a plus grand-chose d’humain. Mais ça n’a pas toujours été comme ça. Les différents types d’infectés ont été rajoutés très tard dans le jeu.
Si le comportement des personnages, leur gestuelle, ou les infectés doivent être crédibles, il en va de même pour les environnements. Le jeu vidéo possède grâce au gameplay une capacité à raconter sans verbaliser. Il y a notamment un pan entier de la narration qui est spécifique au jeu vidéo : la narration environnementale. Parce que les décors d’un jeu vidéo ne servent pas seulement à décorer, mais aussi à raconter.
Dans les œuvres post-apo, l’environnement peut prendre bien des formes : ça peut être un désert, un monde englouti sous les eaux ou ravagé par les radiations issues d’une guerre. Pour The Last of Us, Druckmann cherche à dépeindre un monde qui pourrait presque s’apparenter à de l’anticipation. Pour y parvenir, il s’est appuyé sur un essai intitulé Homo Disparitus, écrit par Alan Weissman. Dans ce livre, l’auteur y analyse la façon dont l’homme repousse constamment la nature et essaye d’imaginer son développement si l’humanité venait à disparaitre. Il prend l’exemple de New York et imagine sur des milliers d’années son évolution. Seulement 2 jours après l’extinction de l’humanité, New York serait inondée sous les eaux. Parce que la ville a été bâtie sur une zone marécageuse, et à cause de l’arrêt des stations de pompage souterraines, l’eau s’infiltrerait dans les galeries de métro. Au bout de sept jours, une pollution massive se propage à cause des centrales nucléaires qui explosent. Au bout de 10 ans, les bâtiments disparaissent sous la végétation ou s’effondrent à cause de l’eau qui attaque les fondations et le béton se brise à cause des racines. Je ne vous fais pas la suite, mais l’inspiration pour The Last of Us paraît évidente. Et c’est justement ce mélange de nature et d’urbanisme qui apporte un fort contraste à l’ambiance du jeu et surtout, une certaine poésie rarement vue pour le genre. Une beauté que l’on doit au travail d’orfèvre des artistes qui poussent le sens du détail jusqu’au bout.
La gestion des lumières n’y est pas étrangère. Au-delà d’être pleinement utilisée dans le gameplay avec l’utilisation de la lampe-torche, elle apporte un réalisme supplémentaire avec le travail sur les ombres. Le travail de Naughty Dog sur les éclairages et les couleurs est dantesque : au point où la confrontation finale entre Joël et Marlène a demandé trois mois de travail.
Quand on parle d’immersion dans un jeu vidéo, on oublie généralement l’importance du son. C’est pourtant un élément prépondérant à la mise en place d’une ambiance particulière. Dans The Last of Us, on pourrait s’attendre à être entouré de bruits urbains comme des moteurs et des discussions qui résonnent au loin. Mais la seule chose qu’on entend entouré de ces montagnes de béton, c’est le bruit de la nature. Et c’est à ce moment-là qu’on réalise vraiment l’ampleur de l’apocalypse. En réalité, la tension naît du silence. The Last of Us n’aurait jamais pu avoir une telle ambiance sans un sound design réussi. Tout comme les décors et la lumière, l’absence de bruit raconte quelque chose.
Je me souviens que le premier truc qu’on a demandé aux ingénieurs du son, c’est : “N’ayez pas peur d’être subtils”. Même si l’univers est brutal, ce n’est pas la peine de faire quelque chose d’assourdissant. On leur demandait de revoir délibérément à la baisse ce qu’on avait notamment fait sur Uncharted. Neil Druckmann dans le documentaire SoundWork Collections
L’équipe en charge du son est partie en quête de buildings abandonnés dans la banlieue de Los Angeles pour y enregistrer les sons qui serviront à habiller l’environnement sonore. Les bruits de porte, les bruits de pas sur des planches et plein d’autres sons ont été enregistrés dans des conditions réelles. C’est sans doute ce subtil détail qui fait partie des raisons pour lesquelles The Last of Us était différent à sa sortie des productions de l’époque : l’environnement sonore cherche lui aussi à être réaliste, en plus d’être le plus naturaliste possible. Pour autant, un des designers explique que c’est le système audio le plus complexe jamais imaginé par le studio. Il prend pour exemple le système de localisation, qui a été développé entièrement en interne. En gros, le personnage est enveloppé d’un rayon d’action composé de 1500 petits faisceaux qui partent dans toutes les directions et influent sur la qualité de la réponse sonore. Par exemple, si vous êtes accroupi derrière un meuble et qu’une porte s’ouvre, tout un tas de rayons va localiser la source sonore et l’analyser pour la reproduire en considérant la distance et le meuble derrière lequel vous êtes cachés. Un système plus que pertinent pour un jeu qui intègre de l’infiltration, surtout avec des monstres qui se repèrent grâce à un système d’écholocalisation.
Alors que Neil et Bruce sont en train de bosser sur l’écriture du scénario, des musiques leur passent en boucle dans les oreilles : les créations de Carter Burtwell, compositeur attitré des frères Cohen, et les bandes-son des films le Secret de Brokeback Mountain (Ang Lee, 2005) et Babel (Alejandro González Iñárritu, 2006). Elles ont toutes les deux été composées par Gustavo Santaolalla, qui fait partie des compositeurs populaires du moment. Son secret ? S’éloigner des musiques orchestrales qu’on entend habituellement pour aller vers quelque chose de plus subtil avec des instruments peu utilisés comme le charango.
On mettait au point des sortes de petits extraits de gameplay, alors même que le moteur n’était pas finalisé et que l’IA n’avait pas été développée. Et donc, à un moment, on a préparé une vidéo référence dans laquelle il y avait une musique de Gustavo. Je crois que c’était la toute première fois où on avait réussi à faire passer les émotions qu’on voulait faire émerger et que toute l’équipe l’avait compris. C’était grâce à cette musique. Alors, quand Sony nous a demandé qui on voulait comme compositeur, on a répondu Gustavo. Ils nous ont dit : “OK.” Bruce Straley dans une interview pour EDGE
Gustavo Santaolalla intervient très rapidement dans le développement du jeu. Plutôt que de lui donner des consignes précises, Druckmann lui explique les thèmes abordés et l’histoire en lui laissant une totale liberté. Les morceaux de Santaolalla vont même influencer la narration. Dans les dernières touches du script, Druckmann décide de supprimer certains dialogues en laissant la musique se charger de la narration. Les musiques sont si puissantes émotionnellement que quelques notes peuvent en dire bien plus qu’un échange verbal. La fin, par exemple, n’aurait jamais pu être aussi intense sans la musique qui l’accompagne.
Alors, comment Santaolalla fait-il pour créer une bande-son si envoûtante, allant à la perfection de l’angoisse et la tension à la mélancolie aussi douce qu’une brise d’été ? Et bien, il a composé des musiques plus sombres et moins mélodieuses. Plus portée sur l’espace entre les notes. Un espace qui ne correspond pas forcément à un silence : là où devraient être les silences se trouvent en réalité des bruits de fond, une sorte de grain. Le studio d’enregistrement étant un appartement, le compositeur peut chercher l’acoustique qu’il souhaite dans n’importe quelle pièce, que ce soit une salle de bain ou une cuisine. Et bien sûr, sa créativité lui permet d’avoir des idées inattendues comme l’utilisation d’une guitare totalement désaccordée, ou carrément des instruments loufoques.
En découle une magnifique bande-son qui marquera durablement les esprits. Elle est tellement liée à l’ambiance du jeu qu’elle est utilisée dès le lancement de la campagne promotionnelle. En décembre 2011, Gustavo Santaolalla est assis sur un tabouret devant les caméras des Spike Video Games Awards. Seul avec son charango, il commence à jouer les douces notes du thème principal. Elles berceront l’audience et feront de ce thème une des musiques cultes de l’industrie, au même titre que celle d’un Elder Scrolls ou d’un Metal Gear.
De 2009 à 2011, l’équipe de Bruce et Neil n’avance que sur le plan scénaristique et artistique. Autant dire que lorsque le jeu est officiellement dévoilé en 2011, il est loin d’être fini : le trailer précalculé introduit l’univers et les personnages mais en réalité, seulement 15 % du jeu est terminé. En plus, la réception est mitigée : un jeu sombre et pessimiste avec des personnages aux allures antipathiques sont très éloignées des standards de l’époque, d’autant plus pour Naughty Dog qui a habitué son public à des jeux colorés et funs. Le doute s’instaure même parmi les pontes de chez Sony. Heureusement, ils décident finalement de faire confiance à Straley et Druckmann. S’ensuit une intense période de crunch, où les outils graphiques doivent être retravaillés et le scénario se voit encore modifié. Druckmann envoie les modifications aux équipes par mail, ce qui a tendance à leur remémorer de mauvais souvenirs et notamment le développement d’Uncharted 2 sous la coupe d’Hennings. Heureusement, Straley est là et sert à nouveau de pilier indispensable à la cohésion de l’équipe. Mais mentalement, ça ne va pas fort : comment bosser sereinement sur un projet qui a été mal accueilli et risque donc d’être boudé à sa sortie ?
C’est pendant l’E3 2012 qu’un événement crucial va remettre du baume au cœur aux équipes. 6 mois après la présentation, une démo jouable est proposée au public pour la première fois. Le stress est à son comble en attendant les retours de la presse, mais il retombe rapidement : les avis sont dithyrambiques, remotivant ainsi les employés de Naughty Dog qui repartent au charbon jusqu’à la sortie du jeu.
L’E3 2012 a donc été l’occasion de montrer du gameplay, malgré l’avancée rachitique du studio sur le produit final. Pour autant, les têtes pensantes du projet savent où elles vont : Druckmann se base depuis le début sur un concept qu’il a inventé : l’Active Cinematic Experience. L’idée se résume assez simplement : créer des œuvres cinématographiques et interactives pour intégrer le joueur dans l’expérience. Bruce et Neil considèrent tous les deux que la narration et le gameplay doivent s’influencer mutuellement, ce qui représente un énorme changement de paradigme dans l’industrie. Jusque là, les développeurs utilisaient 2 méthodes totalement opposées pour créer des jeux : soit ils avaient d’abord l’histoire en tête et adaptaient ensuite le gameplay, soit ils avaient un concept orienté gameplay qu’ils habillaient ensuite d’un univers. L’un justifie l’autre mais sans réelle communication, comme dans un RPG ou le gameplay n’a généralement pas d’influence sur la progression du scénario. Ou, à l’inverse, dans les metroidvania ou l’histoire sert simplement de justification à une progression.
Bruce Straley explique : « malgré l’incroyable qualité de la production vidéoludique, pleine de défis, de systèmes de jeu fantastiques, de réalisations incroyables, dans la plupart des cas, le tout manque d’implication émotionnelle. Le joueur termine un niveau comme s’il devait faire ses devoirs. Il arrive qu’il y ait une histoire, parfois même une excellente histoire. Mais là aussi, la plupart du temps, il y a une telle dissociation entre la narration et le gameplay que les deux semblent se développer en parallèle, sans que le game design arrive réellement à les faire fusionner. »
Pour les Uncharted par exemple, le choix d’en faire un TPS doit nécessairement intégrer l’usage d’arme au moment même où la décision est prise ; par exemple, lorsqu’un personnage est blessé dans le scénario, le gameplay doit s’adapter en conséquence. Le gameplay influence la narration, et la narration influence le gameplay. Pour The Last of Us, Bruce et Neil ont donc suivi le même plan : choisir un genre, définir l’univers, écrire l’histoire, définir les mécaniques, intégrer le rythme et ajuster une tonalité.
Concernant le premier point, le choix a été vite fait grâce à trois inspirations principales. La première n’est pas étonnante lorsque l’on connaît les anciens projets de Druckmann. ICO est un jeu créé par Fumito Ueda sorti en 2001 sur PS2, où on incarne un jeune garçon devant protéger une fille nommée Yorda. En matière de boucle de gameplay c’est relativement classique avec des phases de plateforme, d’énigmes et d’action. Mais le gros twist, c’est qu’il est demandé au joueur de constamment protéger la jeune fille, en étant par exemple souvent obligé de lui tenir la main. Une relation forte se crée malgré l’absence de langage commun, embarquant au passage ceux qui tiennent la manette.
La chose principale que j’aime dans ICO, c’est cette relation, le mécanisme qui implique de prendre par la main Yorda et qui aide à créer un lien. C’était la première fois que je voyais ça et surtout la première fois que je prenais conscience qu’on peut créer quelque chose de significatif grâce à l’interaction, au lieu de simplement raconter une histoire. Même si nous n’avions pas encore verrouillé notre concept, que nous ne savions pas encore si ça allait être un jeu orienté action, horreur ou infiltration, nous savions en revanche que ce jeu allait être composé de deux personnages et de leur rapprochement.
Neil Druckmann dans une interview pour Polygon
La deuxième et sans doute la plus apparente, c’est Resident Evil 4. Le tournant inattendu de la série créée par Shinji Mikami va en effet définir de nouveaux standards pour les jeux d’action. Et on retrouve beaucoup de ces standards directement dans The Last of Us : les affrontements dans des lieux exigus, la limitation des ressources, les séquences de snipers ou encore l’assaut dans un baraquement par des vagues d’ennemis ; tous ces éléments et plein d’autres sont très nettement inspirés de RE4.
Bruce Straley, dans un tweet en 2019, déclarait encore : « bon sang ! C’est toujours le meilleur combat d’introduction jamais créé. Cette scène du village est tellement intense, j’arrive pas à y croire ! […] La gestion des ressources est un véritable défi. On pouvait même barricader des portes, en 2005 ! Et ce type avec la tronçonneuse, dès la première scène ! Épique. »
« Après la sortie de The Last of Us, nous avons reçu beaucoup de louanges, et certains ont comparé l’impact de notre jeu à celui de Resident Evil 4. Mais nous, nous n’avons rien inventé. Je crois qu’on ne mesure pas à quel point Shinji Mikami est un dieu du game design. La gestion de la caméra dans le jeu, qui sait toujours se déplacer subtilement pour mettre en relief un ennemi lorsqu’on est au corps à corps, cette composition, ça a tout changé », confient Druckmann et Straley en 2015 au site Game Informer.
La dernière et la plus inattendue des trois, c’est Monkey Island 2. Mais quand on réfléchit 2 secondes, ça colle. La fin de Monkey Island 2 a fait beaucoup de bruit à sa sortie en 1991. Attention spoiler : à la fin, on apprend que les aventures de Guybrush se déroulent en réalité dans sa tête alors qu’il est dans un parc d’attractions avec ses parents et son frère. Sauf que durant le dernier plan, la dernière seconde, Chuck lance un regard mauvais au joueur, diffusant ainsi le doute dans son esprit. Une fin ouverte, voire carrément frustrante, qui inspire Neil et Bruce à créer un jeu qui ne suit pas les sentiers battus, et surtout une fin qui marquera les esprits. C’est l’un des créateurs de Monkey Island, Ron Gilbert, qui parle le mieux de ces fins : « je préfère de loin un épilogue que la moitié des gens détestent plutôt qu’une fin consensuelle et oubliable. »
Maintenant qu’on sait que ce sera un TPS, que l’univers est défini et l’histoire écrite, il reste encore à mettre en place les mécaniques. Et surtout lutter contre le pire ennemi des Uncharted : la dissonance ludonarrative. Je ne vais pas trop rentrer dans le détail parce que j’en ai déjà parlé dans une autre vidéo, mais en gros, la dissonance ludonarrative apparaît lorsque les actions demandées aux joueurs deviennent incohérentes avec l’univers du jeu. Et là-dessus, les Uncharted font fort. Alors Druckmann et Straley vont tout faire pour ne pas réitérer ces erreurs en proposant un univers crédible et un gameplay qui s’accorde à lui. Empêcher la dissonance ludonarrative de se produire, ça signifie créer une harmonie entre les différents éléments qui composent un jeu pour ne pas briser l’immersion. Et tout le travail qu’on a abordé jusque là contribue bien sûr à donner de la crédibilité au jeu. Le scénario et l’univers justifient les actes violents de Joël et Ellie, les décors et le sound design renforcent la narration, etc., etc.
Mécaniquement parlant, ça passe par une tonne de détails qui doivent rester cohérents avec l’univers. Par exemple, pour le craft, un des game designers a lu un livre survivaliste qui explique entre autres comment créer ses munitions. Il s’est largement documenté sur les éléments qu’on pourrait trouver dans une société qui s’est effondrée. Une fois les éléments choisis, ils ont été placés avec parcimonie tout au long du jeu pour que le joueur se sente limité, qu’il ne dispose que du strict nécessaire pour survivre. La pénurie de ressources contribue aussi à l’atmosphère globale du jeu.
Mais il y a un point fondamental qui va demander beaucoup de travail : l’intelligence artificielle, que ce soit celle des alliés ou des ennemis. Pour ne pas briser l’immersion, il est important que les interactions avec Ellie ou les humains qu’on affronte soient crédibles. Les ébauches vont débuter dès les premières études de design en 2008 : l’idée, c’est que la narration doit aussi passer par le comportement des PNJ. Il faut que leurs actions soient réalistes pour donner l’impression d’avoir en face de soi des personnes. Si c’est bien fait, ça met mal à l’aise de les abattre. Pour expliquer un peu comment ont été codés leurs comportements, on va rentrer dans des détails techniques. Mais pas de panique, c’est moins compliqué que ça en a l’air.
Depuis Jak & Dexter, Nauhgy Dog utilise un modèle mathématique popularisé par Half Life en 1998 appelé « automate avec un nombre fini d’états » que l’on retrouve dans de nombreux appareils du quotidien comme les ascenseurs ou les distributeurs de boissons. Prenons un exemple simple pour détailler un peu son fonctionnement. Un portillon d’accès a deux objectifs : bloquer ceux qui n’ont pas le droit de passer, et laisser passer ceux qui y sont autorisés. On considère donc deux états : verrouillé et déverrouillé. Pour passer d’un état à l’autre, ça nécessite l’utilisation d’un ticket ou d’un pass. Une fois la personne passée, le portillon repasse de l’état déverrouillé à verrouillé. Il y a donc trois actions associées à ces états : l’action d’entrée où le portillon est verrouillé, l’action de transition qui le déverrouille, et l’action de sortie qui le reverrouille.
Maintenant, on applique ça à un PNJ. Pour rester dans le thème, prenons un PNJ qui garde une porte. Dans son état initial, il est verrouillé : il ne laisse passer personne. Lorsque quelqu’un arrive, il défend la porte en braquant son arme. Si le joueur lui présente un laissez-passer, il le laisse passer et passe à l’état déverrouillé. Une fois qu’il a franchi la porte, le PNJ revient à son état initial. Sauf que dans un jeu vidéo, les interactions sont nombreuses. Les développeurs doivent donc anticiper ce que pourrait tenter le joueur pour permettre au PNJ de réagir en fonction de ses actions. Va-t-il ignorer le garde ? Essayer de le tuer à distance ? Forcer la porte ? La contourner ? Toutes ces possibilités impliquent nécessairement un nombre d’états plus élevé.
Dans The Last of Us, ces états ont tous été recensés dans un modèle appelé « Compétences et comportements ». Les compétences correspondent aux actions de base : pour un humain, ça peut signifier surveiller une pièce, se mettre à couvert, etc. Pour un infecté, les compétences correspondent plus simplement à se promener dans une zone ou chasser le joueur, entre autres. Quant aux comportements, ça correspond à une palette d’action plus spécifique comme attaquer le joueur au corps à corps s’il est proche. Tous les ennemis peuvent les exécuter, mais la façon de le faire dépend du type de PNJ. Un humain et un infecté vont tous les deux attaquer au corps à corps, mais le feront différemment. L’intérêt de ces comportements est qu’ils sont réutilisables sur tous les PNJ : ça permet de ne pas submerger les designers de demandes spécifiques, d’essayer rapidement des prototypes et surtout de ne pas utiliser trop de mémoire vive.
Sauf qu’il y a une IA qui compte plus que toute les autres : celle d’Ellie. Les développeurs veulent éviter à tout prix qu’elle soit chiante comme Ashley dans Resident Evil 4. Il faut qu’elle soit active sans être une source de problème. Et développer son comportement a été un calvaire. Dans la plupart des tests, Ellie devenait un boulet qu’on finissait par détester, allant à l’encontre des émotions recherchées par le scénario. Ce n’est que 5 mois avant la sortie du jeu qu’est complètement retravaillé son IA en la rendant plus ou moins immortelle. Dans cette version finale, elle doit suivre trois règles. Premièrement, constamment rester le plus proche possible de Joël. Deuxièmement, être utile en s’interposant quand elle le peut entre un ennemi et Joël s’il manque de vie ou de munition. Et troisièmement, elle doit être intéressante en discutant avec Joël et en effectuant certaines actions spécifiques à des moments clés du jeu.
Bien gérer son positionnement est primordial. En étant trop près elle risque de gêner le joueur, et en étant trop loin, la sauver devient ardu. La solution est plus complexe qu’elle n’en a l’air : une zone est créée autour de Joël avec une multitude de rayons qui prennent en compte les obstacles pour calculer la distance et la placer correctement. Lorsque le joueur se met à couvert, le même système est utilisé mais en prenant aussi en compte le positionnement des ennemis par rapport à Joël. Au fur et à mesure de l’avancée du jeu, Ellie va gagner en assurance et devenir de plus en plus utile. Par exemple, elle obtient la capacité d’envoyer des briques ou des bouteilles sur les ennemis. En réalité, c’est de la triche parce que l’IA vérifie le système de perception du PNJ. Si Joël est sur le point de se faire voir, elle va alors le distraire en lui balançant un objet (qui d’ailleurs sort de sa poche magique). Lorsqu’elle possède une arme, Ellie ne l’utilise que lorsqu’elle est dans le champ de vision du joueur pour ne pas faire tout le boulot sans qu’il s’en rende compte, et n’intervient que lorsqu’il est en danger. Il y a encore beaucoup à dire sur le sujet mais la vidéo durerait 3 h, alors je vous laisse aller voir cette vidéo qui explique le fonctionnement de l’IA en profondeur.
La dernière ligne droite, entre 2011 et la sortie du jeu en 2013, est tout sauf un long fleuve tranquille. Si la sortie d’Uncharted 3 fin 2011 permet de renforcer les équipes bossant sur The Last of Us, le jeu est loin d’être terminé. Beaucoup d’éléments fondamentaux sont rajoutés quelques mois avant la sortie du jeu, et les équipes subissent un crunch assez violent. Il faut tout assembler, corriger les bugs, et bien sûr terminer le jeu. Les employés y sont habitués : le studio n’en est pas à sa première période de crunch. En fait, c’est même plutôt l’inverse : chaque jeu amène des périodes intenses de développement. Je pense qu’on peut expliquer ça par la structure de Naughty Dog qui se vante d’avoir une organisation horizontale. Autrement dit, chacun peut participer de manière égale. Bon, au-delà du fait que c’est à mes yeux une vaste fumisterie puisque le pouvoir du créateur est hégémonique (la preuve avec Druckmann), c’est aussi cette structure qui amène des temps de développement compliqué. Parce qu’il y a forcément beaucoup d’itérations, d’outils développés et jetés à la poubelle, et d’aller-retour entre les différentes équipes qui ne doivent probablement pas toujours tomber d’accord. Selon d’anciens employés, les difficultés de management au sein du studio sont monnaie courante.
Dans l’un des documentaires ayant servi de source pour cette vidéo, un passage m’a particulièrement interloqué. Un extrait vaut mieux qu’un long discours, alors je vous laisse découvrir le point de vue de Christophe Balestra, coprésident à l’époque du studio, sur le crunch :
Cruncher fait partie de la création de jeux vidéo. J’ai l’impression que c’est la nature humaine. Si je reçois des gens chez moi, je vais probablement ranger le jour juste avant leur arrivée. Ben là, c’est pareil. Tout se mélange ensemble à la fin.
Christophe Balestra dans le documentaire Grounded
Ce n’est que mon avis, mais cette vision est toxique. Demander aux gens de ne pas rentrer chez eux pour ne jamais s’arrêter de bosser est à la fois dangereux physiquement et mentalement pour eux. Et le développement de The Last of Us 2 montrera largement les limites de cette culture du crunch.
Mais revenons au premier The Last of Us. À sa sortie, le 14 juin 2013, les critiques sont dithyrambiques. Tout le monde parle de chef-d’œuvre, il reçoit une tonne de prix et affiche fièrement une note de 95 sur MetaCritic. Les ventes sont elles aussi impressionnantes, avec 1,3 million d’exemplaires vendus en seulement quelques jours. Sorti à la toute fin de vie de la PS3, The Last of Us montre de nouveau le travail d’orfèvre du studio. Et à l’époque, le jeu est unique. Une telle emphase sur la narration et un univers aussi sombre pour un budget aussi gros, c’est du jamais vu. Surtout que la mode va plutôt aux shooters survoltés à la Call of Duty. Il représente en quelques sortes le premier blockbuster d’auteur vidéoludique. Dans la campagne marketing du jeu, Druckmann est souvent cité pour son travail d’écriture, chose fréquente dans le cinéma mais plutôt rare dans le jeu vidéo. The Last of Us apporte un changement notable dans l’industrie et inspirera d’ailleurs Sony à l’avenir avec God of War, Days Gone ou encore Death Stranding. The Last of Us n’est pas le premier jeu à avoir un univers crédible, des personnages complexes et un scénario au premier plan, mais c’est bien lui qui va changer la donne.
Devant un tel succès, il est presque évident pour Druckmann et Straley qu’ils doivent étendre l’univers du jeu. En réalité, ils ont même l’idée un peu avant, puisqu’un comics va sortir quelques semaines avant le jeu. La distribution de cette série en 4 tomes s’étale d’avril à juillet 2013.The Last of Us : American Dreams raconte l’histoire d’Ellie avant les événements se déroulant dans le jeu. On y découvre sa rencontre avec Riley et Marlène, ainsi que le testament que sa mère donne à la cheffe des lucioles.
La relation entre Ellie et Riley mérite qu’on s’y intéresse un peu plus. Du moins selon Druckmann et Straley, qui veulent rempiler pour un nouveau jeu. Sauf que l’autre gros projet du studio, Uncharted 4, demande beaucoup de ressources. Il est donc décidé d’en faire une histoire plus concise qui sera finalement un DLC. Sauf qu’une partie de l’équipe n’est pas vraiment d’accord : le développement de The Last of Us a été éprouvant, et se relancer dans une aventure seulement deux semaines après la sortie du jeu est trop difficile. Les directeurs du studio vont alors procéder à un remaniement du personnel : une partie des employés rejoignent Hennings sur le développement d’Uncharted 4 qui est censé être plus tranquille (texte : c’est faux à l’écran), tandis qu’un recrutement massif est effectué pour les remplacer. Le DLC Left Behind est développé en seulement six petits mois et sort le 14 février 2014.
Comment créer de la tension et conserver un bon rythme alors que l’histoire raconte la romance entre deux adolescentes ? En mettant l’emphase sur la narration, encore une fois. Beaucoup de séquences du DLC n’ont aucun combat, car le but est de mettre l’accent sur la relation entre Ellie et Riley. Approfondir le personnage d’Ellie pour accentuer le contraste entre son histoire et celle de Joël.
Mais au-delà de l’intérêt scénaristique, les développeurs en ont aussi profité pour essayer de nouvelles mécaniques. L’une des grandes frustrations dans le premier jeu est de ne pas avoir de séquence qui mélange les humains et les infectés. Ils ne se croisent à aucun moment, et il est donc impossible de les faire se battre entre eux. Un choix qui s’explique par l’arrivée tardive des infectés dans le développement et les limitations techniques. Dans le DLC, il est possible d’attirer les infectés vers les humains pour enrichir la partie infiltration. D’autres éléments plus subtils sont ajoutés et renforcent la formule Naughty Dog, mélangeant narration et gameplay avec une maitrise exemplaire.
Il ne faudra pas attendre longtemps pour apprendre la venue d’un remaster sur PS4. Cette nouvelle version est annoncée pour le 29 juillet 2014 et comporte principalement des améliorations techniques. Heureusement, elle était prévue avant même la sortie du jeu et n’a donc pas demandé trop de travail. Mais ce qui est vraiment intéressant pour ce remaster, c’est sa campagne de promotion. Le jour précédant la sortie, à 19 h, se déroule un événement unique : The Last of Us – One Night Live. Neil Druckmann, Gustavo Santaolalla et quelques acteurs rendent cette soirée mémorable. Telle une pièce de théâtre, les acteurs rejouent les moments forts du jeu en live. Entre chaque scène, Neil fait quelques commentaires et Santaolalla expose de nouveau ses formidables compositions. Mais l’épilogue, qui ne sera jamais diffusé et restera un moment que seuls ceux sur place auront vécu, raconte une histoire inédite : ce qu’il se passe après la fin.
C’est comme ça qu’est raconté pour la première fois le prologue de The Last of us Part II.