Est-ce que le nom Yu Suzuki vous dit quelque chose ? C’est probable que non, parce qu’il est loin d’avoir la même aura que Miyamoto, Kamiya, Ueda ou Miyazaki. Mais si je vous dis Shenmue, là par contre, ça rappelle peut-être quelques souvenirs.
Parce que du coup, oui, Yu Suzuki est le créateur de Shenmue. Enfin c’est bien plus que ça en fait : ce gars là, c’est une pierre angulaire du jeu vidéo. Tiens bah, par exemple, c’est l’un des précurseur du jeu de course avec Outrun. C’est le précurseur du shoot’em up avec Space Harrier, c’est le précurseur des jeux versus en 3D avec Virtua Fighter. Et la liste est pas finie, mais vous avez l’idée. Il a clairement un bon CV.
Et donc, en plus de tout ça, y a Shenmue. Shenmue, c’est une petite révolution dans le monde du jeu vidéo. Si aujourd’hui la licence a largement perdue de son aura, ça n’en reste pas moins un objet unique dans le paysage vidéoludique. Déjà visuellement, c’était totalement en avance sur son temps, mais c’était surtout un monde ouvert ultra novateur. Certes, quelques jeux se frottaient déjà à l’ambition de créer un monde virtuel ouvert, mais Shenmue était à un tout autre niveau de réalisme. On pouvait se promener librement dans le quartier, on pouvait lire le nom des rues, acheter une canette au distributeur, aller au magasin, et faire globalement la plupart des choses qu’on peut faire dans la vraie vie. Shenmue est une étape importante dans la création d’univers réalistes, et un jeu qui a marqué toute une génération de joueurs, inscrivant Yu Suzuki parmi les grands noms du jeu vidéo.
Enfin, Shenmue a beau être un chef-d’œuvre à son époque, Yu Suzuki n’en est pas moins imbuvable pour autant. Il est dur avec ses collègues, il pique des grosses crises de colère, il est super exigeant. Mais comme il est aussi très talentueux, on lui permet ces écarts bon gré mal gré. Malgré son caractère irascible, il va se trouver un élève qu’il va influencer pour le reste de sa vie : Toshihiro Nagoshi. Élevé dans une famille pauvre qu’il a quitté pour aller à Tokyo étudier le cinéma, c’est durant ces mêmes études qu’il se découvre une passion pour le jeu vidéo. Avec son diplôme en poche, il cherche des offres d’emploi dans le cinéma mais va finalement se tourner vers le jeu vidéo.
À ce moment-là, SEGA vit sa meilleure vie, notamment à travers les bornes d’arcades et le succès de Sonic. C’est la grande guerre entre le plombier moustachu et le hérisson bleu, et pendant ce temps-là, Nagoshi, lui, il débute en tant qu’infographiste. Sauf qu’il est pas très bon, il est plus lent que les autres, et de toute façon, il aime pas vraiment son boulot où il ne fait qu’appliquer les consignes des créateurs, qui en plus le font cravacher comme pas possible. Sauf que tout va changer en quelques minutes…
On parle d’une période où SEGA essaye de s’adapter à l’industrie qui voit la 3D s’imposer. Sauf que faire des jeux en 3D, ça demande des compétences bien spécifiques, notamment la gestion de la caméra. Ca, les développeurs vétérans, c’est pas vraiment leur tasse de thé. Lors d’une réunion autour d’un futur jeu d’arcade qui pose problème car en 3D, Nagoshi prend son courage à deux mains, ou plutôt son culot à bras-le-corps, et coupe la parole à ses supérieurs. Grâce à ses connaissances sur le cinéma, il propose des idées pertinentes et totalement dans la lignée du projet. Et là, plutôt que de se faire taper sur les doigts pour ce manque de respect, il est félicité et promu responsable des cinématiques. Déjà qu’en France c’est quelque chose de très mal vu, je vous laisse imaginer l’ampleur de l’événement dans une boite japonaise. Là-bas, les rapports dans la hiérarchie sont très codifiés, et quelque chose comme ça suffirait à le faire virer. Mais le contexte et ses connaissances en cinéma lui ont sauvé la mise, enfin plus que ça encore, l’ont fait grimper les échelons.
C’est comme ça que de fil en aiguilles, il se retrouve dans l’équipe de Suzuki. Il devient concepteur en chef sur le révolutionnaire jeu de formule 1 Virtua Racing. Et d’ailleurs pour l’anecdote, vous voyez dans le bouton qui permet de changer de vue à la volée dans les jeux de course ? C’est Nagoshi qui l’a inventé pour Virtua Racing. Le monde est petit.
Après quelques détours, son prochain haut fait est de réussir à gérer le portage des jeux SEGA sur Mac. Oui, c’est Nagoshi qui est à l’origine des premiers jeux dispo sur les ordi d’Apple. Au fil des succès, Nagoshi devient une valeur sûre dans le domaine de l’arcade pour SEGA. A noter d’ailleurs qu’à l’époque, Nagoshi ne veut jamais s’occuper des suites, préférant toujours repartir de zéro. Assez cocasse, quand on connaît la suite. Mais le projet qui va l’inspirer comme aucun autre, c’est Shenmue.
En 1999, c’est peu de dire que l’ambiance est maussade chez SEGA. Yu Suzuki fait de son mieux pour diriger les équipes, mais comme il le dit lui-même, passer d’une équipe de 15 personnes à une équipe de 300 personnes, c’est pas la même chanson. Les infos circulent mal, elles sont déformées en cours de route, bref ça rame. Les méthodes de Suzuki ne sont pas adaptées, la planification n’a jamais été son fort. Shenmue est en péril, et c’est un pari beaucoup trop risqué pour le laisser couler : on parle quand même du jeu le plus cher de l’histoire à cette époque, devant FFVII. C’est pour cette raison que les pontes de SEGA vont faire appel à Nagoshi pour redresser la barre. En tant qu’apprenti de Suzuki, c’est l’un des seuls dont il a la confiance, et qui est capable d’être son bras droit. Alors il s’atèle à la tache, et Shenmue devient ce grand classique du jeu vidéo. Mais Toshihiro Nagoshi souhaite plus, toujours plus. Il veut sortir de l’ombre de son mentor.
Au début des années 2000, Nagoshi se lasse du monde de l’arcade. A peu près au même moment, SEGA décide de se retirer du marché des constructeurs pour devenir un simple éditeur de jeu. L’entreprise est totalement réorganisée, du sous-sol au grenier, et crée différents studios semi-autonomes : ils appartiennent à SEGA mais sont libres de se gérer comme ils veulent. La transition est toute trouvée pour Nagoshi : à la tête d’Amusement Vision, studio fraîchement créé, il va se concentrer sur des jeux de salon. Et pour ça, rien de mieux que d’aller voir Nintendo, l’entreprise qu’il adule depuis des années.
SEGA étant désormais un éditeur multiplateforme, ça ne leur pose aucun problème. Grâce à sa réputation bien établie, Nagoshi rencontre les pontes de Nintendo et leur propose de créer un jeu familial, dans la droite lignée de ce qu’ils font. C’est comme ça que naît Super Monkey Ball, le jeu avec le budget le plus bas possible en réponse aux protestations du patron de SEGA qui râlait sur l’explosion des budgets de développement. Super Monkey Ball donc, un jeu où on contrôle un singe dans une boule qui… fait un gros bide au Japon. Mais la bonne étoile de Nagoshi ne le lâche pas, je dirais même qu’elle lui colle à la peau : le jeu rencontre un franc succès aux États-Unis, et ça tombe bien, car SEGA cherche justement à conquérir ce marché. Ainsi débarque le portage de Virtua Striker 3 sur Gamecube, et surtout, un jeu culte de la console, F-ZERO. Oui, c’est bien à Nagoshi que l’on doit l’un des meilleurs jeux de la Gamecube. C’est après ce succès que Nagoshi décide de développer un jeu plus adulte, un jeu qui va donner une autre ampleur à sa carrière.
Mais avant de raconter les débuts de Yakuza, j’aimerais quand même ajouter quelque chose sur Nagoshi. Parce que oui c’est un créateur à succès, une pierre angulaire chez SEGA, mais pas que. C’est aussi quelqu’un qui sort du lot par son style, surtout au Japon. Il va avec le temps presque devenir une caricature des personnages qu’il dépeint dans ses jeux. Grande gueule, forte tête, Nagoshi a un look très spécifique. Il enfile des chemises Gucci, il affiche avec fierté son goût prononcé pour la mode et le whisky, et surtout il se crée une réputation de gros fêtard. En gros, il se crée une réputation qui détonne pas mal, pour pas dire complètement, avec les normes japonaises. Et surtout, il veut se donner l’image d’un gars en rupture avec son temps : être un homme avec le sens de l’honneur, être viril, avec un zeste de nostalgie d’une époque révolue. Ouais, en gros, c’est l’oncle relou dans les diners de famille quoi. Bah typiquement, il aime rouler en Ferrari et adore tacler l’écologie en interview.
Je me demande si l’essor écologique n’a pas rendu les hommes inutiles. L’écologie n’est pas un mal, mais elle s’accompagne de cette idée étrange qu’il faudrait cesser d’aller vers la nouveauté. “C’est pas très écolo d’être tape-à-l’œil ! ”, ou je ne sais quoi. Selon moi, c’est en partie pour ça que les hommes sont en train de perdre leur vitalité. Toshihiro Nagoshi
Bon après, faut-il vraiment y voir ses réelles opinions ou de la simple provocation ? Difficile d’être péremptoire, mais à côté de ses grandes déclarations sur les hommes et la masculinité, il dit aussi en interview que la personnalité du producteur est plus importante que le marketing. Ses postures tiennent sans doute plus du panneau publicitaire qu’autre chose, et c’est d’ailleurs pour ça que SEGA va le nommer responsable du marketing en 2012 : parce qu’il sait faire réagir.
Nous sommes en 2004. SEGA fusionne avec Sammy Corporation, une boite ayant fait son trou dans les machines à sous japonaises. Un choix qui semble indispensable tant la crise s’abat sur l’industrie du jeu vidéo. Les temps de développement de plus en plus long, les budgets de plus en plus gros, et le désintérêt d’une frange grandissante de la population oblige SEGA à chercher de nouveaux revenus. Les salles d’arcades se vident petit à petit, bref l’ambiance est morose. Cette fusion va profondément changer l’organisation de la boite avec la nomination de trois nouvelles personnes à sa tête. Le premier, c’est le PDG Hisao Oguchi, à qui l’on doit le renouveau des salles d’arcades. Le deuxième, c’est Yuji Naka, le créateur de Sonic, qui devient le superviseur des jeux sur console. Et le troisième, c’est Nagoshi, qui obtient le poste de directeur créatif de la R&D et prend par ailleurs la tête d’une entité fraîchement crée, New Entertainement R&D Department, qui mélange des développeurs spécialisés dans l’arcade et d’autres spécialisés dans le jeu sur console.
Et donc là, faut imaginer un nouveau jeu. Au début, ça tâtonne pas mal : Nagoshi comprend rapidement qu’il doit tirer parti de la spécificité de son équipe, qui mélange deux univers différents. Mais il décide de tenter un énorme coup de poker : il cherche à créer un jeu taillé pour les Japonais, avec des éléments culturels qu’ils sont les seuls à comprendre. Faut bien avoir en tête qu’au début des années 2000, le jeu vidéo dégringole au Japon et ne correspond qu’à un quart des ventes des éditeurs. Tout le reste provient des ventes à l’international ou le jeu vidéo explose. Certes, la culture japonaise rayonne à l’international à travers d’énormes succès comme Pokemon ou Dragon Ball Z, mais ce sont des œuvres dénuées d’éléments spécifiques à la culture japonaise, ce qui facilite leur exportation. Et Nagoshi, lui, il veut aller à l’inverse de la tendance.
Donc pour son futur jeu, Nagoshi retire le marché international du public cible. Mais il va cibler encore plus précisément en mettant aussi de côté les femmes et les enfants. Son jeu sera un jeu pour les hommes japonais. Et pour les toucher, avec un jeu qui va forcément intégrer de la violence, rien de mieux que le monde des yakuzas.
S’ils ne sont pas forcément très connus par chez nous, au-delà des fameuses histoires de tatouages et de doigts coupés, les yakuzas font partie intégrante de la société japonaise. Ils ont beau avoir été l’une des plus grandes organisations criminelles au monde, ils ne sont jamais cachés du reste de la société : ils ont pignon sur rue, et ont même collaboré avec le gouvernement par le passé, même s’il tend désormais à s’attaquer à leur réseau, notamment via la loi antigang de 1992, et des ordonnances depuis 2010 interdisant tout lien entre société civile et yakuzas. Mais il faut bien comprendre qu’ils ont longtemps été tolérés, voire soutenus. On parle d’une organisation criminelle qui collaborait avec la police, avait des relations avec des membres du gouvernement, ou qui faisait des conférences de presse.
Après la capitulation du Japon à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les États-Unis occupent le pays. Cette occupation est très mal vécue par la population, déjà à cause de ce qu’ils considèrent être une humiliation, mais surtout à cause du manque de nourriture. Les yakuzas prennent alors des allures de héros du peuple et distribue de la nourriture via le marché noir. Bien sûr, les États-Unis auraient pu couper court à tout ça, mais ils voyaient dans la pègre japonaise un outil utile contre le communisme, et ont donc laissé faire. On peut lire ici et là d’autres histoires, par exemple des yakuza protégeant les maisons des habitants contre les éventuels cambrioleurs après un tremblement de terre. Mais attention tout de même à ne pas non plus y voir une figure héroïque : la source principale de revenu des yakuzas provient du trafic de drogue, de l’extorsion, et autre domaines assez peu reluisants. Bref, ça serait complexe de tout expliquer, et pas forcément utile lorsque d’autres documentaires le font très bien, mais on a de quoi mieux comprendre en quoi le choix de Nagoshi n’est pas anodin et s’ancre parfaitement dans sa stratégie.
D’autant plus que le monde des yakuzas est basé sur une hiérarchie très codifiée, permettant de créer des symboles forts. Le fondement même de cette hiérarchie est très simple : on a d’un côté l’oyabun, le chef, et de l’autre le kobun, le protégé. Le premier a un rôle de conseiller et de protecteur, un rôle presque paternel, tandis que le deuxième doit à son chef une loyauté à toute épreuve. Un dicton dit même que « Si le patron dit que le corbeau qui passe est blanc, tu dois être d’accord. » Et bien sûr, si l’oyabun risque la prison, le kobun doit se sacrifier et y aller à sa place, comme on peut le voir dans Like a Dragon. Au quotidien, cette relation se traduit par des protocoles assez strictes : rien que pour servir le thé, c’est tout un truc.
Tout ça vient du fait que le yakuza est censé respecter un code d’honneur. Un peu comme les samouraï doivent suivre le bushido, le ninkyodo contient plusieurs règles qui sont censées imposer une manière d’agir aux yakuzas. Vous vous en doutez mais il n’est plus vraiment appliqué aujourd’hui, même si certaines coutumes ont la vie dure. Parmi elles a longtemps demeuré le yubitsume, qu’on traduirait en français par raccourcissement des doigts. Un rituel utilisé pour expier une faute, mais qui n’est plus trop utilisé aujourd’hui : en 1993, une étude gouvernementale révèle que 45% des yakuza avait des articulations de doigts sectionnés, et que 15% l’avaient même fait deux fois. Sauf que depuis la loi anti-gang, les yakuzas cherchent à se faire plus discret et évitent donc de se promener avec des mutilations aussi visibles.
L’autre élément mythique des yakuzas, c’est bien sûr le tatouages, qu’on peut voir à de nombreuses reprises dans les jeux de la série. L’irezumi, l’art japonais du tatouage, est quelque de très ancré culturellement dans l’identité japonaise. Ces tatouages, qui doivent rester cachés à la vue des autres, ont tous des significations bien spécifiques. Le dragon, la plus célèbre représentation parmi les tatouages de la série, représente généralement la sagesse la puissance. Dans le folklore japonais, il est considéré comme une divinité capable de controler l’eau. D’ailleurs pour différencier, un dragon japonais d’un dragon chinois, il suffit de regarder son nombre de griffes : un dragon japonais n’en a que trois, là où un dragon chinois en a quatre ou cinq. L’autre élément intéressant du tatouage de Kiryu, c’est l’orbe, qui en fait représente l’année du singe, plus précisément 1968, soit l’année de sa naissance. Le tatouage de Nishikiyama, la carpe, représente la chance et la persévérance. La carpe est très liée au dragon, car une légende raconte qu’une carpe nageant dans la rivière jaune en Chine s’est transformée en dragon. Avec de simples tatouages est représenté la profondeur des liens unissant les deux frères. Le tatouage de Majima représente la sagesse et la beauté de la vie, le tigre sur le dos de Saejima représente le courage et la force, le tatouage de Daigo représente Fudo Myoo, le roi inébranlable de la sagesse, etc etc. La liste est trop longue pour tous les faire, mais c’est intéressant de voir qu’ils ne sont pas choisis au hasard et en dise long sur les personnages qui les portent.
Pour finir avec les yakuza dans le monde réel, il reste une question évidente : qu’est-ce qu’ils pensent des jeux Yakuza ?
Nous n’avons eu aucun contact direct avec des yakuzas exprimant leur opinion sur les jeux d’une manière ou d’une autre. Mais nous remarquons des gens qui ressemblent beaucoup à des yakuzas faisant la queue pour acheter les jeux le jour de leur sortie, parlant au téléphone et demandant : ‘Patron, patron, je pense avoir le jeu. C’est bien celui-là ?’ Donc, à partir de là, nous supposons que de vrais yakuzas pourraient jouer au jeu et l’apprécier. Masayoshi Kikuchi
Et pour l’anecdote, à la sortie de Yakuza 3, des journalistes vont faire essayer le jeu à de vrais yakuzas. Et grosso modo, ils ont beaucoup aimé la modélisation des lieux, ils pensent que la clope devrait être un power up, que ça manque de drogue, que les comportements sont réalistes, que la façon de parler est réaliste, que les vêtements sont réalistes excepté la chemise de Kiryu, que les combats partent beaucoup trop en vrille et que les thématiques font écho aux problèmes du monde réel. En gros, que tout l’aspect réaliste du jeu est vraiment bien traité.
Pour en revenir à Nagoshi, il veut donc faire un jeu autour des yakuzas, mais autant dire que c’est très mal engagé. Yakuza sera un jeu pour les Japonais, fier de sa nationalité et de sa culture. Il mettra en avant des quartiers japonais, des comportements japonais, des coutumes japonaises, le monde de la nuit japonais, des plats japonais, des structures hiérarchiques spécifiques aux yakuza, bref tout transpirera l’amour du Japon et cherchera à s’inscrire dans son lieu et son époque. Sauf que le budget demandé pour le développer est conséquent, parce que Nagoshi ne cherche pas à créer un jeu bien encadré : il veut mélanger les genres et les références, il veut créer sa propre voie.
Il veut bien sûr mettre sa connaissance du cinéma à profit, s’inspirer de Shenmue et des films de yakuza, des jeux de combat qu’il a développé précédemment, mais il veut aussi et surtout mettre en avant ce qu’il qualifie d’essence de la vie : « un drame humain qui naît des liens entre les gens. ». Sauf que, forcément, pour obtenir un tel budget, il faut être assuré que les ventes suivent derrière. Et rejeter le marché international froisse légèrement les têtes pensantes de SEGA. C’est pour cette raison qu’ils vont refuser non pas une, mais deux fois la proposition de Nagoshi. Alors comment faire pour qu’ils acceptent le projet ? Comme à son habitude, au culot.
Lors d’une réunion concernant les futurs jeux, Nagoshi glisse en douce une vidéo dans la pile de vidéos préparées. Le PDG, Satomi, la regarde donc et heureusement, il aime le concept. Nagoshi explique à la volée pourquoi il pense que le jeu sera un succès, et n’hésite d’ailleurs pas à mettre sa carrière en jeu. Si le jeu est un échec, il démissionnera sans demander son reste. Face à tant de détermination, Satomi accepte. Bien sûr, ça rend certaines personnes furieuses, mais ils ne peuvent pas aller contre l’avis du grand patron. Yakuza entre alors en préproduction.
Pour parvenir à sortir des sentiers battus, créer un nouveau genre et mélanger la réalité à la fantaisie, Nagoshi va s’entourer de ce qu’on peut appeler une équipe de choc. Masayoshi Kikuchi, le producteur du jeu, n’en est pas à son coup d’essai puisqu’il a réalisé Jet Set Radio, un jeu culte qui instaurait les bases du monde ouvert urbain en 3D bien avant GTA. Concernant le développement de Yakuza, il va être un énorme soutien face aux dirigeants, appuyant la vision de Nagoshi sans jamais en démordre. En fait, c’est lui qui fait le pont entre la vision drastique de Nagoshi et les pontes, c’est le négociateur et celui qui trouve les bons compromis. Par exemple, pour que le jeu puisse toucher d’autres personnes que les adultes masculins japonais, il propose l’idée d’un yakuza devenant le protecteur d’une petite fille. L’histoire peut donc aborder des thèmes plus vastes, presque devenir universelle en quelques sortes, et les dirigeants sont rassurés. Kikuchi s’occupe aussi des questions de budget, écrit des documents de référence sur le game design, bref c’est un touche à tout central dans l’équipe.
Le deuxième membre de la dream team, c’est Ryuta Ueda, qui n’a rien à voir avec Fumito Ueda. Au poste de réalisateur sur Yakuza, il était auparavant directeur artistique sur Jet Set Radio. Et oui, le monde est toujours aussi petit. Le troisième membre, Kazuki Hosokawa, est le directeur artistique, avec peu ou prou le même parcours que Ueda. Le dernier membre de cette belle équipe, c’est Masayoshi Yokoyama, qui a le rôle de scénariste. D’ailleurs, il connait bien Kikuchi avec qui il a bossé sur Jet Set Radio, parce que c’était en quelques sortes son apprenti. Sauf que Yokoyama trouve Kikuchi un peu trop envahissant : il est toujours sur son dos et le pousse à en faire toujours plus. Du coup, il voulait à tout prix tomber dans une autre équipe que lui lors de la restructuration de SEGA. Manque de bol, Kikuchi qui était à l’étranger pour un voyage d’affaires au moment où Yokoyama demande sa mutation, apprend la nouvelle et annule carrément ses rendez-vous et rentre juste à temps pour l’en empêcher ! Au final, devant tant de motivation, Yokoyama accepte de le suivre dans l’aventure Yakuza, ce qui sera sans doute l’une des meilleures décisions qu’il ai pu prendre, même si c’est pas de bonté de cœur sur le coup.
Donc, au moment où notre bande entre en jeu, le projet est au point mort : on a le concept du Yakuza et la petite fille, un concept art, et… c’est tout. Au moment où tout le monde s’assied autour d’une table pour discuter du scénario, Yokoyama a une bonne idée : plutôt que d’apporter un script qui raconte l’histoire de A à Z, il présente à la place un arbre représentant les personnages et les liens qui les unissent. Parce que c’est ça qui compte, plus encore que les twists et les explications alambiquées. Bien sûr, ça participe au charme des jeux, mais le cœur de Yakuza, c’est bien les relations entre les personnages. C’est à ce moment-là que Yokoyama devient officiellement le scénariste du jeu, et pas que ça : il s’occupe lui-même de la direction d’acteurs et de la mise en scène.
En gros, il dirige l’enregistrement des acteurs et supervise les prises de vues pour les cinématiques. Si ça peut paraître banal aujourd’hui, avec par exemple Druckmann et The Last of Us, c’était totalement novateur en 2005. Et ça va apporter son lot d’heureux hasards : par exemple, Majima devait être un yakuza imprévisible inspiré du rôle de Gary Oldman dans le film Léon. Sauf que, le premier jour de l’enregistrement, Nagoshi est absent et Yokoyama doit tout gérer seul. C’est là qu’il dit à Hidenari Ugaki, le comédien qui interprète Majima autrement appelé le personnage le plus loufoque de la série, c’est là qu’il lui dit de lâcher les ballons et de faire ce qu’il veut. C’est grâce à cette directive qu’on a eu droit à un Majima totalement déjanté, « un miracle né de mon absence » comme le dit Nagoshi.
Cependant, j’ai oublié de parler d’une personne très importante dans la création du jeu. A cette dream team va s’ajouter une dernière personnalité haut en couleur : Seishu Hase, qui vient aider Yokoyama à l’écriture. Hase, c’est pas n’importe qui. C’est un auteur prolifique avec une quarantaine de romans à son actif, dont certains adaptés au cinéma. Et bien sûr, beaucoup d’entre eux parlent de yakuzas. Malheureusement, quasiment aucun d’entre eux n’a été traduit en français, à l’exception du livre Le chien qui voulait voir le sud qui a débarqué en France en 2022. Bref, un auteur expert des yakuzas, au-delà du sérieux que ça apporte au jeu d’avoir son nom au générique, c’est parfait pour écrire un jeu… sur des yakuzas. Ses romans cartonnent car ils transpirent le réel grâce à son expérience personnelle : il a été barman au cœur de Kabukicho, le quartier tokyoïte qui inspire Kamurocho. Il connaît la vie nocturne et les codes de la pègre, il est la personne parfaite pour parfaire le scénario.
Quand il intègre le développement, Yokoyama lui montre le scénario composé d’une douzaine de chapitres. Il le lit, et lui rend avec des notes partout, en ne mâchant pas ses mots. Et sa conclusion est limpide : « La personne qui a signé ce scénario n’a pas l’air de prendre l’écriture suffisamment au sérieux ! ». Pour lui, c’est lunaire d’imaginer que ce scénario puisse être considéré comme réaliste. Alors la solution, c’est de l’emmener directement sur le terrain avec quelques autres membres de l’équipe. Oui, les membres phares de l’équipe ont passé de longues nuits à Kabukicho pour réaliser le jeu.
Et là, Yokoyama se rend compte d’à quel point il était à côté de la plaque. La première fois qu’il rentre dans un cabaret, il se rend compte que les prix sont bien plus salés que dans l’univers qu’il a imaginé. Quand il commande une bouteille à 300 000 yens pour comprendre pourquoi elle vaut aussi cher, il remarque que l’hôtesse s’en va. En réalité, le cabaret n’en avait plus en stock, et elle est donc partie en chercher dans un autre bar. Ce n’est qu’un détail, mais lorsque ce genre d’anecdotes s’accumulent, ça crée une consistance, ça permet de mieux comprendre le sujet. Yokoyama discute avec les gens, s’imprègne de leurs histoires. De fil en aiguille, ou plutôt de bar en cabaret, l’entièreté du scénario est retravaillée.
Après, à côté de ça, il y a toujours l’aspect fictionnel à base de twists totalement déjantés. C’est un élément qui revient à chaque Yakuza : on sait jamais où on va, mais en tout cas on y va à fond. Pour celui-ci comme pour les suivants, l’intrigue toujours autour d’un mystère : dans le premier c’est les 10 milliards de yen, dans le deuxième c’est Ryuji Goda, dans le troisième le tueur qui ressemble à Kazama, etc. Et étonnamment, le grand méchant n’est décidé qu’à la fin du processus d’écriture.
Chaque fois que Nagoshi me demande qui est le coupable, je reste vague, j’élude le sujet, car je ne le sais pas moi-même jusqu’au tout dernier moment. […] L’identité du grand méchant n’est pas ma priorité. Je cherche plutôt à déterminer qui sera le personnage le plus intéressant à affronter à la fin, pour telle ou telle raison, et je fais cela parce qu’il s’agit d’un jeu vidéo. Yokoyama
Et il y a l’autre versant, le côté fantaisiste de Yakuza. Parce que Yakuza oscille constamment entre l’absurde et le dramatique, entre le sérieux et l’humour, entre la grande histoire avec des tonnes de personnages dignes d’un Shakespear et les petites, celles qu’on croise au détour d’une rue, qui nous font rire ou apportent une autre vision de ce monde réaliste. Les quêtes secondaires sont toujours optionnelles, mais c’est un tel plaisir de les faire que ça me semble impossible de passer à côté. Pour réussir à les faire cohabiter correctement, l’équipe se divise en deux : d’un côté, l’équipe de Yokohama et Hase écrivent l’histoire principale, et de l’autre, une autre équipe s’occupe des quêtes secondaires. Placer correctement ces quêtes est loin d’être facile, car Yakuza est un jeu avec un scénario qui tient sur la durée : on a pas de petits arcs indépendants qui se rejoignent à la fin. Du premier au dernier chapitre, le mystère se tient, s’épaissit, des éléments s’ajoutent et ne trouvent leur conclusion que dans les dernières heures du jeu. C’est pour cette raison que les quêtes secondaires sont simples, qu’elles se font généralement rapidement et qu’elles n’ajoutent pas de complexité : elles sont là pour étendre l’univers et créer des petites touches de légèreté.
Le plus délirant dans tout ça, c’est qu’on pourrait croire que ces quêtes secondaires viennent juste de l’imagination débordante des développeurs. Mais en fait, beaucoup d’entre elles sont tirées d’histoires qu’on leur a raconté durant leurs escapades nocturnes à Kabukicho. Et c’est sans doute ça qui leur donne toute leur authenticité : derrière la débilité apparente de ces histoires saugrenues se cache souvent une humanité émouvante, toujours fortement ancrée dans le réel. Enfin oui, ça varie énormément, mais beaucoup d’entre elles ne se résument pas à des trucs farfelus.
En tout cas, qu’on parle d’histoire principale ou secondaire, elles se déroulent toutes dans le désormais iconique quartier de Kamurocho. Si GTA a popularisé le monde ouvert urbain, Yakuza va puiser son inspiration dans Shenmue et plutôt proposer ce qu’on pourrait appeler un quartier ouvert. Vous savez bien de quoi je parle si vous avez joué à au moins un Yakuza : au fil des heures, on finit par se repérer sans regarder la mini-map. On finit par connaitre le nom de certaines rues, on sait à peu près ou trouver le Don Quijote ou le Bantam, on s’approprie le terrain.
Vous me voyez venir, mais le quartier est plus qu’influencé par Kabukicho : on pourrait même dire que c’en est une reproduction en 3D. Si on devait comparer avec Paris, ça serait comme une reconstitution de Montmartre qui s’appellerait Montartre. Pour être le plus fidèle possible à la réalité, les équipes vont déjà s’armer de leur propres connaissances : leurs bureaux ne sont pas loin de Kabukicho et les sorties fréquentes les rendent coutumiers du coin. Mais c’est pas tout, puisqu’ils vont aussi se référer à des documents officiels du gouvernement pour connaitre par exemple la largeur des rues. Et quand tout ça ne suffit pas, et bien ils vont faire du repérage photographique. Sauf qu’à l’époque, c’était pas aussi simple que maintenant. Si on a tous un smartphone qui permet d’obtenir des photos en haute résolution, à l’époque ça voulait dire sortir avec un énorme appareil photo.
Les appareils étaient énormes. Quand je sortais faire des repérages avec mon reflex, j’attirais beaucoup de regards. Tsuyoshi Tsunoi, responsable des décors
Bref, une fois que tout ça est fait, c’est à travers une maquette virtuelle calquée sur les photos que Kabukicho devient Kamurocho. Et si depuis le troisième opus on a une caméra libre, les deux premiers avaient des caméras fixes. Grâce aux connaissances cinématographiques de Nagoshi, ces plans donnent un rythme particulier et instaurent une ambiance vraiment spécifique, d’autant plus à l’époque. Ce n’est certes pas le premier, mais Yakuza fait clairement partie des pionniers dans la création d’un lieu urbain crédible. Grâce à un sens minutieux du détail, tous les lieux qu’on traverse dans la saga ont leur ambiance propre et semblent pleins de vie. Ça passe par la technique, avec la tonne d’objets dans les rues qu’on peut utiliser pour tabasser du sbire, mais aussi par des détails anodins. Par exemple dans Yakuza 0, l’environnement autour de l’appartement de Majima change en fonction de l’heure : on peut voir du linge étendu l’après-midi qui disparait la nuit, des boites aux lettres qui se remplissent au fil des jours, etc. Chaque épisode est plus détaillé que le précédent et gagne en ampleur : on peut par la suite explorer certains toits, on peut aller dans les égouts, la météo change, etc. À l’inverse de la tendance qui cherche à faire toujours plus grand, Yakuza cherche au contraire à faire toujours plus riche pour une taille relativement similaire.
Le fait de pouvoir réellement se promener à travers la ville en entrant dans les magasins, en faisant du lèche-vitrines, c’est ce qui fait le charme de cette série. […] Plutôt que de vous inciter à courir 42,195 kilomètres, il vaut mieux avoir ‒ disons ‒ seulement la rue principale de Ginza, mais on vous permet d’entrer et de jouer dans chaque immeuble. Voilà pourquoi nous faisons ce que nous faisons. Yokoyama
Et il n’y a pas que la ville qui est réaliste, tout l’aspect visuel cherche à l’être. Chaque épisode est bourré de cinématiques avec bien sûr les personnages que l’on suit, mais aussi des vedettes du grand écran parmi les personnages secondaires. Riki Takeuchi, Takeshi Kitano, Susumu Terajima ou encore Show Aikawa : s’ils ne sont pas de grandes star par chez nous, ce sont des personnes connues au Japon dans le sous genre des films de yakuzas. Et pour que l’effet soit encore plus percutant, le travail sur le visage des personnages est irréprochable. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les développeurs n’utilisent la motion capture qu’à partir de 2008 sur l’épisode Kenzan, jamais sorti en Occident.
La capture faciale nous a habitués à avoir des images qui sont très proches des véritables acteurs, mais lorsque nous développions Yakuza 2, nous n’avions pas encore confiance en cette technologie. À cette époque, nous réfléchissions à la possibilité de l’employer seulement pour les cinématiques. Mais en songeant aux scènes d’action et plus largement au jeu dans sa globalité, nous avons décidé qu’il valait mieux faire le choix de la cohérence. Il a fallu attendre la génération de la PlayStation 3 pour pouvoir recourir correctement à la capture faciale. Nagoshi
Mais une fois lancé, les équipes vont y aller à fond. Ils font appel à la société Cyberware, spécialisée dans la modélisation 3D, pour scanner des acteurs et avoir le rendu le plus réaliste possible. C’est un élément caractéristique des Yakuza : même si les textures sont pas toujours au top, que visuellement tout n’est pas parfait, les visages ont toujours bénéficié d’un traitement spécial. Et même au-delà de ça, ce scan en 3D de vraies personnes est aussi utilisé pour la foule : en fait, la plupart des PNJ qu’on croise sont des développeurs ! En scannant plusieurs visages et en changeant quelques paramètres ici et là, ça permet de créer rapidement pleins de têtes différentes et ainsi peupler les rues de Kamurocho. Par exemple, pour Yakuza 3, cette technique a donné naissance à pas moins de 300 PNJ.
Paradoxalement, certains personnages principaux ont été créés de toute pièce et pas à partir de visages déjà existants, à l’image d’Haruka, Majima ou Kiryu. Parce que le principe reste quand même de mélanger réalité et fantaisie, et les personnages doivent incarner ce mélange. Kiryu est par exemple ultra stylisé :
Il serait plus réaliste de lui donner une chevelure et des sourcils moins marqués, ou des vêtements plus ternes, mais nous n’obtiendrions pas du tout l’effet recherché. Chaque fois que nous évoquons un relooking de Kiryu au sein de l’équipe, ce débat fait long feu. Bien sûr, les progrès technologiques nous permettent d’améliorer l’expressivité. Pour autant, nous ne nous sommes pas laissés aller à un photoréalisme plus parfaitement humain. Nagoshi
Mais avant l’arrivée de la motion capture, en gros sur les premiers Yakuza sortis sur PS2, tout passait par le doublage. D’ailleurs, malgré les améliorations technologiques, c’est toujours la voix qui prévaut : encore aujourd’hui, les doublages sont effectués avant la création des visuels. C’est ce qu’on appelle le prescoring, qui est principalement utilisé dans l’animation japonaise. Alors, ça peut sembler contrintuitif, mais ça apporte de gros avantages. Déjà, les comédiens ne sont pas obligés de suivre une cadence, leur laissant plus de liberté pour déclamer leurs textes. Et surtout, ça permet d’adapter la mise en scène aux dialogues. Puisqu’on sait comment est dit telle ou telle phrase, on peut mettre l’emphase dessus via la mise en scène ou le jeu d’acteur.
Bien sûr, Ryu Ga Gotoku Studio a fait appel à des célébrités pour les doublages dès le premier épisode. Par exemple, Kazama, le père adoptif de Kiryu, est doublé par Tetsuya Watari, une star de cinéma. A côté de ces personnalités, on retrouve des doubleurs qui incarnent les personnages recurrents à chaque nouvel épisode, qui deviennent finalement indissociables de leurs pendant virtuel. Le plus célèbre d’entre eux est sans doute la voix de Kiryu, Takaya Kuroda. Bon après, il est pas tout seul à le rendre vivant, puisque Masanori Mimoto lui prête sa gestuelle depuis Yakuza 2. C’est lui en effet qui enfile la tenue de motion capture pour donner vie aux mouvements du plus célèbre des yakuzas. Pour réussir à rentrer dans la peau du personnage, il regarde des dizaines de films de yakuzas, et va au fil des épisodes de la série donner à Kiryu une façon de se mouvoir qu’on reconnaît entre mille. Toujours calme, jamais de grands gestes, que ce soit dans la surprise ou dans la colère. En fait, il va tellement faire un avec Kiryu que les scènes d’actions ne sont par la suite plus tournée par des cascadeurs mais par Mimoto lui-même.
Lors de la scène où Haruto est lancé à travers les airs, on avait remplacé le bébé par un oreiller, mais j’étais prêt à le rattraper coûte que coûte. Ils avaient posé des cartons repliés sur des matelas pour me permettre de glisser facilement. Je voyais bien que si je ratais mon coup, je me ferais très mal !
Et pour l’anecdote, c’est lui aussi qui interprète Ichiban dans Like a Dragon, dans un style aux antipodes du dragon de Dojima. Mais revenons un peu à Kuroda, qui est devenu presque aussi emblématique que le personnage qu’il double. J’aimerais m’arrêter deux secondes sur son parcours, parce qu’il est un peu particulier. Kuroda se passionne dès son plus jeune âge pour le karaté. Mais une terrible nouvelle lui est annoncée lorsqu’il est au lycée : ses entrainements draconiens ont entrainé des dommages importants sur sa colonne vertébrale. Le pronostic est terrible : dans 15 ans, il sera en fauteuil roulant. Il se voit alors contraint d’abandonner le karaté et se met au théâtre grâce à un ami. De prestations en prestations, Kuroda se prend se passion pour le métier, mais la réalité le rattrape encore une fois : difficile d’être comédien en étant en fauteuil roulant. Il abandonne le théâtre à 30 ans, avant de se tourner une carrière qu’il pourra faire malgré son handicap : le doublage. C’est ainsi qu’après avoir participé à de nombreux animes, il finit par devenir la voix de Kiryu Kazuma, et commence doucement à guérir. Fort heureusement, il n’a jamais eu besoin de fauteuil roulant. Depuis, entendre Kiryu se défoncer la voix au karaoke ou balancer des punchlines à ses ennemis devient une douce mélodie aux oreilles des fans, qui le retrouve à chaque épisode avec un immense plaisir. Un plaisir partagé par le doubleur, qui contribue pleinement aux campagnes promotionnelles des jeux. En fait, il aime tellement les jeux qu’il leur dédie même un podcast avec les autres doubleurs présents dans les jeux !
Tous les éléments se mettent en place pour créer un jeu sans pareil. Un jeu qui sort des sentiers battus, autant par le public visé que par la façon de le faire. Un jeu innovant sur de nombreux aspects, tout en étant fortement ancré dans son médium. Mais j’ai beau raconter ça comme ça, ça ne se passe pas aussi bien que prévu initialement. L’équipe tâtonne un long moment avant de trouver la bonne formule, et le budget commence à devenir conséquent, atteignant le triple du montant attribué initialement. Le doute se ressent parmi les membres de l’équipe, qui se demandent si le projet va vraiment aboutir à quelque chose.
Parce qu’en plus, il faut aussi se mettre d’accord avec un constructeur pour publier le jeu. À ce moment-là, la PS2 est la console du moment, celle qui crée des hits. Nagoshi et Kikuchi tentent donc de négocier avec Sony, sauf que ça ne se passe pas très bien. On reproche au jeu d’être trop violent, ce qu’on peut trouver légèrement ironique quand on sait qu’en parallèle de ces discussions est développé le premier God of War. Mais les scandales autour de la violence dans GTA 3 ont rendu le constructeur d’autant plus méfiant, qui cherche désormais à conserver une boussole morale qui ne déstabilise pas les joueurs. Du coup, les allusions sexuelles et le sang versé pendant les combats dérangent la personne en charge de chez Sony, qui demande à Nagoshi s’il ne peut pas s’en passer. Quand on lui montre la scène où Kiryu rencontre Haruka, autant dire qu’elle est loin d’être convaincue. Mais maintenant, vous commencez à connaitre le personnage : il s’entête et ne veut rien lâcher, parce qu’il veut dépeindre une vision réaliste de la société criminelle au Japon. Il explique que la violence n’est pas gratuite mais sert l’histoire, elle apporte une puissance émotionnelle, elle renforce le drama. La conviction de Nagoshi et son argumentaire finissent par avoir raison des doutes de son interlocutrice, qui permet au jeu d’être publié avec seulement quelques changements mineurs.
Reste alors la question de la campagne marketing. Comment vendre un jeu aussi particulier que Yakuza ? Encore une fois, Nagoshi force l’admiration par sa conviction : il assure aux pontes de SEGA qu’il va créer un nouveau marché, celui des jeux japonais pour adultes. Alors les petits plats vont être mis dans les grands : à la télé, à la radio, dans les journaux, lors d’événement spéciaux, Yakuza va être partout. 100 000 démo vont être distribuées gratuitement pour faire la promotion du jeu, démo qui va même se retrouver dans un club à hôtesses à Roppongi ! La boucle est bouclée. Le message passé dans les publicités est clair : Yakuza n’est pas un jeu pour les enfants mais pour les adultes. Avec la présence d’acteurs connus comme doubleurs et Hase à l’écriture, qui rappelons le, est un auteur à succès, le bouche-à-oreille va largement dépasser le cercle des joueurs pour toucher le grand public. Mais une question se pose indubitablement : est-ce que tout ça va marcher ou SEGA a juste jeté de l’argent par les fenêtres ?
Le 8 décembre 2005, le jeu Ryu Ga Gotoku, connu en Occident sous le nom de Yakuza, est enfin disponible à la vente au Japon. Malgré les discours de Nagoshi, les pontes de SEGA pensent encore que le jeu n’aura qu’un succès limité et produisent seulement 70 000 copies. Autant dire qu’ils s’attendent à un gros échec, vu le budget faramineux : 2,4 milliards de yens, soit 21 millions de dollars. Mais le jeu va régulièrement se retrouver en rupture de stock, victime de sa popularité.
C’est donc heureusement un succès. Même si le jeu vise spécifiquement un public japonais, SEGA tente malgré tout de l’exporter à l’international. Yakuza sort en Occident en septembre 2006, moins d’un an après la sortie japonaise. Pour réussir à faire marcher le jeu, SEGA ne va pas y aller de main morte : un doublage intégral en anglais est réalisé, avec des acteurs très connu au doublage : Mark Hamill, qu’on connaît pour Star Wars et son interprétation du Joker dans le dessin animé Batman, double Majima, et l’un des grands méchants de l’histoire, Shimano, est doublé par Michael Madsen, qu’on a pu voir dans Reservoir Dogs. Du beau monde donc, mais qui ne va pas empêcher le jeu d’être un échec avec seulement 60 000 copies vendues. Le problème vient probablement de la campagne marketing qui cherchait à faire de Yakuza un monde ouvert centré sur des histoires de gangsters. Et bon, comme on l’a vu, c’est pas du tout là que se situe l’intérêt du jeu. D’ailleurs, c’est sans doute à cause de ça que Yakuza a longtemps été comparé à GTA en Occident, alors que les deux licences n’ont vraiment rien à voir. La série va galérer à s’implémenter en Occident, jusqu’à l’arrivée de Yakuza 0, mais ça on en parlera plus tard.
Là on est toujours en 2006, et malgré l’échec de Yakuza en dehors des frontières nippones, tout le monde est satisfait. Tout le monde… Sauf Kikuchi. Il sait que le succès peut disparaître du jour au lendemain, et va voir Nagoshi.
Sortons Yakuza 2 dans un an.
Voilà donc le deuxième miracle dont parlait Nagoshi : le feu vert pour une suite. Mais en réalité, quand Kikuchi vient le voir pour lui proposer de faire une suite, il est plutôt sceptique : tout le monde a tout donné pour le premier Yakuza, et autant dire qu’ils sont sur les rotules. Mais il finit par être convaincu, et va tout faire pour que le jeu puisse sortir dans dix mois. Dix petits mois pour réaliser un jeu, ça semble être une idée folle. Pourtant, le délai fixé n’est pas dû au hasard : la PS2 est en fin de cycle et la sortie de PS3 ne saurait tarder. Et développer sur PS3 voudrait dire repartir de zéro, là où une sortie sur PS2 permettrait de reprendre une bonne partie du boulot déjà effectué sur PS2. Mais malgré tout, dix mois pour développer un jeu, ça ressemble à un pari perdu d’avance, surtout quand l’objectif affiché et de faire une suite encore plus grande que le premier. Nagoshi et Kikuchi ne vont pas baisser les bras et même faire mieux : ils vont réussir ce pari insensé.
La création d’un jeu vidéo est généralement linéaire. On écrit un scénario, on réfléchit le game design, bref, on pose les bases. Puis viennent la création des cinématiques, des décors, la motion capture si y en a, du gameplay, etc. Puis viennent le doublage et la musique. Bon évidemment je simplifie à l’extrême, mais l’idée est de dire que tout se fait en ligne droite. Nagoshi et Kikuchi vont utiliser une méthode un peu folle qu’ils appellent la « progression parallèle ». En gros, tout est crée en même temps. Si c’est largement faisable pour les équipes, ça représente par contre un défi sans pareil pour les superviseurs, qu’ils vont accepter malgré tout.
Et justement, ça me paraît être le bon moment pour parler du rythme insensé de publication. Les fans le savent, on a le droit à un nouvel opus chaque année, et ça paraît invraisemblable. Parce que oui, ce sont pas les seuls à le faire : Les Call of Duty ou les Assassin’s Creed sont des licences qui ont longtemps proposé quelque chose de similaire. Mais la grande différence, c’est les moyens mis à dispositions. On parle ici d’équipes beaucoup plus grosses et de moyens financiers largement supérieurs. Par exemple, pour Assassin’s Creed, Ubisoft peut compter sur la vingtaine de studios en sa possession pour que plusieurs équipes travaillent en parallèle sur plusieurs épisodes. Dans le cas qui nous intéresse, c’est toujours le même studio et son nombre restreint d’employés, qui sont environ 300 et qui bossent d’arrache pied pour sortir un jeu par an, voire plus parfois.
Alors, comment font-ils ? Déjà, la méthode de la progression parallèle permet de gagner beaucoup de temps. En plus de ça, chaque équipe bosse sur un sujet bien spécifique. Par exemple, ceux qui s’occupent du moteur du jeu bossent en même temps que l’équipe qui s’occupe des mini jeux. D’ailleurs, une bonne partie du travail est prémâché : une fois que le jeu de karaoke est terminé, il est réutilisé dans chaque jeu. Il y a bien des évolutions au fil des épisodes, mais ce ne sont pas des changements drastiques. Une fois la base posée, ce sont de simples itérations pour l’améliorer, ce qui ne demande pas la même charge de travail que de tout imaginer en partant de zéro. C’est pareil pour les assets : Kamurocho change certes pour coller à la réalité, mais le quartier en lui-même est toujours composé des mêmes rues. Yokohama, qui est le lieu principal du 7, est réutilisé pour Lost Judgement et Gaiden. En utilisant intelligemment ce qu’ils ont déjà mis en place, les développeurs peuvent gagner du temps et se concentrer sur les nouveautés. Pour les jeux qui demandent plus de taf, ils comptent sur le timing des sorties. Par exemple, entre Like a Dragon et Infinite Wealth, il s’est passé 3 ans, que les équipes ont dû utiliser pour pouvoir bosser sur les nouveautés.
Après, ça n’empêche pas les équipes d’être sous pression. Parce que le moindre retard, le moindre problème, peut venir ralentir un engrenage bien huilé. Et si vous vous demandez pourquoi ils font tant d’efforts pour sortir leurs jeux à un rythme effréné, la réponse se trouve dans ce qu’est fondamentalement la série Yakuza : des jeux qui parlent de leurs époques.
Nous nous précipitons toujours pour sortir des titres dans la série Like a Dragon, et ce n’est pas en raison de la perte d’opportunité ou de profit, mais parce que ce sont des jeux qui capturent l’instant présent. Si cela devait être retardé de six mois, tout pourrait finir par être dépassé. Et lorsque l’on prend en compte le fait que nous devons anticiper tout cela deux ou trois ans à l’avance, c’est encore plus effrayant. Nous voulons que nos jeux soient disponibles au moment où ils sont pertinents. Yokoyama
Pour en revenir à Yakuza 2, L’un des plus gros changements le concernant est l’ajout de Sotenbori, très inspiré de Dotonbori dans le Japon réel et le quartier de Shinseicho, appelé Shinsekai dans le monde réel, tous les deux situés dans la ville d’Osaka. Là encore, le travail de modélisation est impeccable, et vraiment incroyable pour l’époque. Les développeurs ajoutent d’ailleurs pleins de petits détails, comme le fait que Kiryu s’allume une clope quand il reste immobile. Je n’ai pas réussi à trouver de sources qui parlait en détail de ce travail titanesque, mais il ne fait aucun doute que les équipes ont du suer sang et eau pour parvenir à un tel résultat en seulement 10 mois.
Bien sûr, qui dit nouvel épisode dit nouvelle histoire, et la façon de procéder a été la même que pour le premier Yakuza. Yokoyama reprend sa plume et consulte par Hase, qui cette fois n’a pas eu grand chose à redire : Le scénario est validé après seulement deux relecture, avec principalement des modifications faites sur la carrière de Sayama.
Hase n’est pas intervenu sur les dialogues ou sur le déroulement de l’intrigue. Malgré cela, tout ce qu’il m’a appris pendant l’écriture de ces deux jeux m’a été d’une aide inestimable et je lui en suis reconnaissant. Yokoyama
Une fierté qui lui permet de prouver sa capacité à écrire des scénarios crédibles et bien ficelés. Ce qui fait d’ailleurs de lui le seul maître à bord sur les questions de scénario pour les prochains opus. Pour appuyer le format sériel de la série, qui l’impose déjà grâce à son rythme de sortie rarement vu dans l’industrie, le scénario va mélanger anciens et nouveaux personnages. Aux côté de Sayama, enquêtrice et love interest de Kiryu, et de Ryuji Goda, l’un des antagonistes les plus emblématiques de toute la série, reviennent le fleuriste et le détective Date qui avaient déjà accompagné Kiryu dans le premier. Et bien sûr Haruka, qui laisse déjà pressentir son rôle central à l’avenir. Ce deuxième épisode traite aussi de thématiques sociétales ancrées au cœur du Japon : l’immigration coréenne, notamment avec le massacre des Jingweon par le clan Tojo, qui rappelle des événements s’étant réellement déroulé à Kabukicho. Yakuza 2 parle aussi des Zainichi, les enfants de migrants coréens, qui subissent de fortes discrimination.
Après, Yakuza reste un mélange entre drame et fantaisie. Ce Yakuza 2 en a dans le ventre, côté loufoque. Même dans l’histoire principale, le réalisme part totalement aux oubliettes quand on voit un château s’ouvrir en deux pour révéler un autre château cette fois complètement fait d’or. Pour l’anecdote, faut savoir que Nagoshi tenait vraiment à cette idée :
C’est Nagoshi qui est venu me dire : “Je veux voir le château d’Osaka se fendre en deux et accoucher d’un second château d’Osaka en or ! ” J’ai répondu que l’idée était intéressante, puis je l’ai totalement ignorée en écrivant le scénario. Lorsqu’il est venu vérifier, Nagoshi s’est écrié : “Mais, mon château n’est pas là ! Il nous le faut, je ne plaisantais pas. On pourrait même imaginer qu’il se transforme en robot !” En voyant l’excitation de Nagoshi, j’ai compris que mon script ne serait jamais validé si je n’intégrais pas ce passage. Yokoyama
Et même à côté de ça, voir Kiryu combattre deux tigres à mains nues permet de ne pas oublier qu’on est bien dans un jeu vidéo. Non parce que pour rappel, ces bestiaux font entre 100 et 300 kilos, et vu leur carrure, on est plus proches des 300. On a donc une histoire qui mélange gros drames et événements complètements déjantés, puis on a les quêtes secondaires qui sont pas mal de ce côté-là. Mais cette fois, elles ne s’inspirent plus que de ce que l’équipe a pu entendre lors de sorties nocturnes, mais vont directement puiser dans la culture populaire. Par exemple, la quête ou Kiryu récupère une cassette maudite, qui rappelle forcément le film The Ring. Il y en a d’autres qui rappellent les quêtes à rallonge des JRPG classiques, comme celle où on doit faire 3000 échanges pour finalement gagner 100 000 yens.
Les développeurs bossent donc à fond, et sont super motivés par le succès du premier jeu. Les délais prévus vont être respectés. Mais une question se pose : comment marketer le jeu ? En utilisant la même technique que pour le premier. L’année précédente déjà, Nagoshi avait mis en avant sa volonté de retranscrire le plus fidèlement le quartier de Kabukicho, et ça passait aussi par la présence de marques existant dans le monde réel. Grâce à une poignée de partenariats, comme le célèbre Don Quijote, le jeu a forcément un effet whaou pour ceux qui connaissent bien le quartier. Pour Yakuza 2, c’est Koji Uemura qui est désigné pour s’occuper d’aller à la pêche aux partenariats après que le précédent employé assigné soit affecté ailleurs. Un choix un peu étrange, puisqu’il n’a aucune expérience dans le marketing. Il va pourtant faire ses preuves, même si c’était loin d’être gagné vu que les marques ne veulent pas être associées à un jeu qui parle de yakuzas. Après des négociations pas faciles, il réussit à avoir l’accord de certaines enseignes très célèbres d’Osaka comme Kano Doraku et son fameux crabe. D’ailleurs pour l’anecdote, un de ces partenariats fait particulièrement plaisir à Nagoshi : la chaîne de restaurants Matsuda. C’est là qu’il allait manger en arrivant à Tokyo après avoir quitté sa ville natale, et elle se retrouve finalement dans son jeu.
Au fil des épisodes, les partenariats avec les marques vont être de plus en plus nombreux, et de plus en plus importants. Faut dire que le succès des jeux aide les marques à vouloir être dedans : certes ce sont des jeux qui parlent de yakuzas, mais la reconstitution fidèle de lieux réels est un panneau publicitaire comme il en existe peu d’autres dans le jeu vidéo. Imaginez votre réaction si un jour en allant à Tokyo vous tombiez sur un restaurant que vous aimez dans le jeu : y a de fortes chances pour que vous vouliez voir l’intérieur, et même sans doute commander quelque chose. Alors imaginez un japonais qui passe tous les jours devant !
La présence de marque est l’un des piliers des Yakuza, et prend pleins de formes différentes : dans Yakuza 4, les mises à jours changent les publicités montrées dans le jeu. Dans Yakuza 6, le partenariat avec la chaîne de fitness Rizap aboutit carrément à un mini jeu. Et ça va même encore plus loin que ça : certains personnages secondaires existent dans le monde réel. Par exemple dans Yakuza 5, une quête secondaire demande à Haruka de choisir entre deux patrons concurrents. Ben ces deux patrons existent bien dans la vraie vie et sont vraiment des patrons. Dans Judgement, on rencontre le président de la chaîne Ikinari Steak, qui a vraiment une image de mec sympa dans le Japon réel.
Je pense qu’on sera d’accord, si cette pratique permet au jeu de gagner encore plus en réalisme, elle pose aussi de vraies question sur l’impact qu’ont les jeux sur le public qu’elle vise. Le débat au sujet de la publicité dans les jeux vidéo est encore bien présent : en 2020 2K avait fait marche arrière face à la gronde des joueurs quand une pub faisait irruption pendant les temps de chargement dans NBK 21. EA s’était excusé et avait désactivé les pubs dans UFC 4. Au Japon, le rapport aux pubs est totalement différent et celles présentes dans Yakuza n’ont jamais posé de problème. Ceux vivant en dehors des lieux présentés dans Yakuza ne sont pas touchés et n’ont donc pas de raison de s’en agacer, d’autant plus qu’elles sont quand même subtiles. Mais elles posent quand même de grosses questions éthiques et d’honnêteté qui n’ont à ma connaissance, toujours pas été posées aux développeurs.
Quand il sort le 7 décembre 2006 au Japon, Yakuza 2 est un immense succès. En un mois seulement, il se vend à plus de 500 000 copies. Un succès qui inscrit la série parmi les incontournables de SEGA, projette Nagoshi et ses équipes sur le devant de la scène, et invite forcément à une suite. Evidemment, Yakuza 3 est prévu, et va être un des tournants majeurs de la série.
Yakuza 3 est prévu, oui, mais la PS3 pose deux problèmes majeurs. Beaucoup de développeurs se sont cassés les dents sur cette console et son architecture catastrophique, qui a d’ailleurs entraîné une période difficile pour le jeu vidéo japonais. Ceux qui ont regardé ma vidéo sur FFXV le savent, mais Square Enix à cette époque a beaucoup souffert de la difficulté à tirer profit de cette nouvelle puissance. Et au-delà de la console en elle-même, la politique de Sony à ce moment-là est lunaire : on se rappelle tous des 600 euros exigés pour pouvoir obtenir la console. Un prix exorbitant, largement au-dessus des concurrents, qui va pénaliser le lancement de la console. Il faudra attendre presque un an pour la voir baisser de prix et par la même occasion réussir à se vendre un peu plus.
Les équipes de Nagoshi, elles, voient bien la difficulté qui s’annonce pour le troisième opus. Plutôt que d’aller droit dans le mur, elles décident de développer un spin off pour se faire la main avec la nouvelle console, et par la même occasion attendre qu’elle s’établisse dans plus de salons. C’est donc comme ça que commence le développement de Kenzan!, jeu qui raconte l’histoire du plus célèbre des samouraï, Musashi Miyamoto. L’avantage de faire un jeu historique, c’est qu’il permet d’avoir des décors moins fournis, octroyant aux développeurs une courbe d’apprentissage plus douce. L’inconvénient, c’est qu’ils ne peuvent pas aller faire du repérage et prendre des photos pour reproduire les décors. Ils doivent donc faire des tonnes de recherches qui prennent énormément de temps. En plus de ça, c’est aussi cet épisode qui pose de nombreuses bases pour la suite de la série avec par exemple la mise en place d’une caméra totalement libre. Ce qui devait être un petit jeu pour avancer tranquillement devient finalement un énorme projet aussi gros qu’un épisode officiel de la licence. Heureusement, ça va encore une fois être un carton lors de sa sortie en mars 2006. Et cette fois, Nagoshi et ses équipes ont les compétences pour s’attaquer à Yakuza 3.
Les bases apportées par Kenzan! changent drastiquement la direction de la licence : déjà il y a cette caméra libre, mais il y a aussi les améliorations techniques. Les techniques de motion captures s’améliorent, et les visages utilisés dans Kenzan! sont réutilisés pour Yakuza 3. Maintenant que les développeurs maitrisent la console, ils peuvent voir plus grand. Par exemple, Yokoyama décrit une scène du scénario où Kiryu se retrouve face à une cinquantaine de yakuzas qui le saluent. Mais, comme c’est un petit plaisantin, il ajoute un zéro au chiffre. Je vous laisse imaginer sa tête quand il regarde la cinématique et voit que 500 hommes sont effectivement présents !
C’est aussi un épisode qui cherche à prendre à contrepied ce qu’ont fait les deux précédents. Plutôt que de rester dans un cadre urbain à parler du monde de la pègre, Yakuza 3 va tranquillement commencer comme un slice of life, racontant la vie tranquille des orphelins que Kiryu a recueilli. Au début, Nagoshi avait imaginé placer le scénario à Hong Kong pour prendre les joueurs par surprise. Mais il s’est ravisé face à la difficulté que représentait la modélisation fidèle d’une ville qui est inconnue aux équipes et pas facilement accessible, en tout cas pas sans débourser une grosse somme en billets d’avion.
C’est finalement un fait divers qui va déterminer le lieu : les équipes entendent parler d’une histoire de terrain à Okinawa, ce qui les rend curieux. Ils se rendent donc sur place et décident que ça sera parfait. Bon, Okinawa, c’est pas la porte à côté non plus, donc les développeurs se relaient une fois par semaine pour aller faire du repérage. Ils prennent en photo les moindres détails, font attention à la lumière et tous les éléments qui pourront conférer l’identité du lieu dans le jeu. Ils vont toutefois prendre quelques libertés, avec par exemple la plage devant l’orphelinat qu’ils rendent plus déserte qu’elle ne l’est réellement. Pareil pour la ville, où ils vont prendre comme base une apparence plus vieille que celle qui existe en réalité. Les poteaux électriques par exemple n’existent plus, mais ils les intègrent malgré tout pour donner un côté plus pittoresque.
Sauf que la direction prise dans Yakuza 3 ne plaît pas à tout le monde. L’équipe marketing conseille à Nagoshi de revenir à un polar noir, comme les deux précédents. Selon eux, voir Kiryu se dorer la pilule à la plage et éduquer des enfants ne sera sans doute pas au goût des fans. Mais Nagoshi défend la vision de Yokoyama et lui accorde sa totale confiance. Et surtout, il sait que malgré un début plus tranquille, le jeu ne va pas éviter d’aborder des questions politiques. Et autant le dire franchement, Yakuza 3 est sans doute l’un des opus les plus politiques de la série.
En 2008, pendant le développement du jeu donc, un fait divers devient un énorme scandale au Japon. Un marine américain est arrêté après avoir violé une adolescente à Okinawa. Un événement qui rappelle un fait divers similaire en 95 où 3 américains avaient violé une fillette de 12 ans. De quoi raviver de vieilles tensions, parce qu’il faut bien comprendre qu’à Okinawa, la situation est déjà très tendue. Les locaux considèrent les bases américaines comme dangereuses et très bruyantes, et ça semble difficile de leur donner tort : si l’île représente seulement 0.6 % de la superficie terrestre du Japon, elle abrite 70 % des bases américaines. Même le gouverneur de l’île n’hésite pas à déclarer publiquement son animosité envers ces bases, tandis que le gouvernement japonais fait la sourde oreille ou tente de justifier la présence de ses bases sans convaincre les locaux. Bref, je vais pas raconter toute l’histoire autour de ce conflit, mais ça permet de comprendre à quel point le sujet est épineux quand Yakuza 3 sort, et l’est d’ailleurs encore à l’heure actuelle. La série des Yakuza est un reflet de la société japonaise, et le devient plus que jamais avec cet opus.
Après, faisant partie de l’ADN de la licence, le côté fantaisiste est lui aussi bien présent à côté de ces questionnements politiques. Yakuza 3 marque l’entrée dans la licence d’une pléthore d’activités secondaires, qui font aujourd’hui les beaux jours de la licence sur internet. Y a de tout : course poursuite, relooking d’hôtesses, les révélations, et la palanquée de mini jeux. Mais un en particulier fait son apparition dans cet épisode et va considérablement marquer la série de son empreinte : le karaoké.
Tout commence avec, comme on pourrait s’en douter, un partenariat avec la chaîne Karaokekan. C’est à Ryosuke Horii qu’on donne les rennes du mini jeu. C’est un guitariste, mais c’est surtout un passionné de karaoké. Et quand je dis passionné, c’est un euphémisme : le gars tient carrément une liste des musiques qu’il a interprété dans des sessions endiablées de karaoké, et elle est bien remplie avec pas moins de 7000 morceaux, rien que ça. Donc oui, c’est sûrement la bonne personne pour s’en occuper. Lui, il veut aller plus loin que du simple recopiage du logiciel utilisé par Karaokekan : il veut créer des moments drôles et mémorable. Ca tombe bien, puisque c’est lui qui s’occupe de la mise en scène, ce qui va donner les clips les plus connus de la série. Et comme vous vous demandez probablement quelle est sa musique préférée, eh bien la voici : Cinderella. C’est aussi lui qui écrit les paroles des musiques et dirige les acteurs. Par contre, quand il demande à Kuroda de lâcher les ballons, l’équipe est pas convaincue. Mais Horii n’a pas dit son dernier mot :
L’équipe pensait que si Kiryu se laissait aller à des interjections trop intenses, cela ne correspondrait pas au personnage. J’ai donc enregistré des vocalises ordinaires, retenues et cool, en plus de ce que je voulais. Puis j’ai dit à l’équipe que j’avais enregistré d’autres versions plus débridées simplement pour avoir des variations, mais que bien sûr j’utiliserais les interjections normales. Lorsque je leur ai fait écouter le fruit des sessions d’enregistrement, j’ai tout de suite joué les versions excessives en sentant qu’ils seraient convaincus. Horii
Evidemment, tout le monde est effectivement convaincu, parce que ce côté décalé rend le personnage de Kiryu encore plus attachant. Plutôt que de détonner avec le reste de sa personnalité, ça lui donne encore plus de couleurs.
Depuis Yakuza 3, Horii est devenu monsieur karaoke. Il a écrit les paroles d’une trentaine de chansons, mais va aussi prendre du galon au fil des épisodes : c’est lui qui s’occupe des combats dans Yakuza 4. Sur Yakuza 5, il devient le planificateur principal, un rôle centrale dans les studios de développement japonais. Jusqu’à atteindre le graal ou presque, en devenant le réalisateur de Like a Dragon et sa suite Infinite Wealth. Et pourtant, c’était pas gagné d’avance : durant le développement de Yakuza 6, Horii apprend qu’il est atteint d’un cancer. Il est donc hospitalisé pendant plusieurs mois, et réussit heureusement à guérir.
Yakuza 3 sort le 26 février et réussit une nouvelle fois à installer la licence comme un indispensable du catalogue SEGA. Avec 372 000 ventes la première semaine, il bat les scores des deux précédents. Mais il faut continuer à apporter des changements à la licence, pour continuer à surprendre. Et autant dire que Yakuza 4 va en surprendre plus d’un.
A suivre dans la partie 2 !
La source principale et la plus conséquente de cette vidéo est le livre écrit par Victor Moisan. La grande majorité des citations écrites présentes dans la vidéo ont été reprises de son livre. Je ne peux que vous recommander d’aller le lire, car il est excellent !